Une question d'avenir (Kaede)

En me levant pour aller chercher mon courrier un samedi matin, je m’attendais à tout sauf à recevoir un courrier de l’académie. Je hausse un sourcil en posant la lettre sur mon bureau, qu’est-ce qu’ils me veulent cette fois-ci ? La dernière fois que j’ai reçu quelque chose d’officiel en dehors de mes bulletins, il me semble que c’était pour m’annoncer que je devrais donner des cours à deux lycéens pour l’année scolaire à venir, juste après m’avoir inscrit de force au club de basketball. Je jette un œil sur le calendrier, ça ne peut pas être les résultats de mes examens blancs, il est encore trop tôt pour que tous les professeurs aient corrigé.  Les enveloppes avec le tampon du campus ne sont donc jamais vraiment bon signe pour moi. Je suppose que je vais m’asseoir calmement et prendre un grand verre d’eau avant d’arracher le haut du papier et découvrir le contenu de ce mystérieux courrier. Que vont-ils me demander cette fois-ci ? Nettoyer l’université de fond en comble pour avoir jeté un papier à côté d’une poubelle ? Le pire dans l’histoire, c’est que ça ne m’étonnerait même pas. Caractère après caractère, ligne après ligne, je prends conscience du message envoyé par l’administration.

Citation :

M.RIKA
Vous étiez absent lors du dernier questionnaire d’orientation pour des raisons médicales. De ce fait, nous n’avons pas pu recueillir des données concernant votre projet professionnel. Par ailleurs, vous n’avez pas non plus répondu à l’enquête de satisfaction au sujet votre insertion dans le cursus SCIENCES de l’académie. Ne voyant pas d’initiative de votre part depuis le mois de Mai, nous avons décidé de vous imposer un rendez-vous le Lundi 7 Septembre 2015 à  10h15 avec notre conseillère d’orientation : Mme SHIMIZU.

En cas d’absence à ce rendez-vous, un autre vous sera réattribué.
LA DIRECTION.

Comme je l’avais prévu, encore des ennuis. Je laisse échapper un soupir entre mes lèvres, ce n’est pas comme si je n’avais pas déjà mon lot de problèmes à régler avant de m’occuper de mon orientation.

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Lundi 7 Septembre 2015

Je n’ai pas vraiment eu le choix pour le coup et je dois m’avouer que ça m’agace beaucoup de devoir parler à une personne plutôt que remplir un simple questionnaire où je n’aurais pas eu à délier ma langue. Tout juste une semaine après avoir repris les cours, terminé mon déménagement dans le quartier Hebi, me voilà privé de récréation à cause de ce fichu rendez-vous avec la conseillère d’orientation. C’est la première fois que je vais voir une telle personne, en fait je ne connaissais même pas le nom de la COP avant de recevoir ce courrier.  Une petite grimace voit le jour sur mon visage blafard, j’étais à l’hôpital quand ils ont fait tout ça. Même avec toute la volonté du monde, je n’aurais pas pu les convaincre de me laisser sortir. Puis au fond, j’étais presque bien dans mon lit à attendre que l’on vienne me nourrir. Seules mes cicatrices au visage, mes douleurs dorsales et abdominales venaient me rappeler que je n’étais pas dans cette chambre pour le plaisir.

Les secondes sont des heures à cet instant. J’avoue que j’appréhende un peu cet entretien. D’une minute à l’autre, la porte à ma droite peut s’ouvrir. Je connais déjà le scénario en avance, l’autre élève sortira de la pièce avec un air soulagé, et ça sera mon tour. Je vais devoir m’engouffrer dans un milieu qui m’est inconnu et combattre ma pire ennemie : la communication orale. C’est pourquoi je commence à taper du pied, à changer régulièrement de position en essayant de trouver celle qui me convient le mieux, en bref j’essaie tout simplement d’oublier que je vais devoir parler à une adulte, et de choses sérieuses en plus. Je passe mes mains sur mon visage pour dissimuler ma mine déconfite. Quand mes phalanges effleurent mes paupières, mes autres sens sont en alerte, j’entends un grincement. La porte s’ouvre, je panique et me relève aussitôt. Sans réfléchir, je m’incline respectueusement.

« B-Bonjour ! »

Mais pas un mot sur mon identité. J’ai visiblement encore beaucoup de travail à faire concernant la politesse. Les poings serrés, je commence à me redresser et aperçoit au passage d’une jeune femme typiquement japonaise. Elle me paraît plutôt jeune, c’est elle la conseillère ? Je suppose, sinon elle ne serait pas dans ce bureau. Toujours tendu à l’idée de m’être trompé ou d’avoir fait une autre bourde, je reste droit comme un i, j’essaie d’engager un contact visuel avec l’adulte en face de moi, mais je me dégonfle au dernier moment.

Elle est grande. C’est la première chose à laquelle je pense quand je me redresse. Une femme asiatique qui est à peine plus petite que moi, ce n’est pas quelque chose de courant, peut-être est-elle métisse. La conseillère d’orientation me salue et m’invite à entrer. J’acquiesce rapidement d’un mouvement de tête avant de m’exécuter. Ma démarche est tout sauf naturelle, il faut que je me calme, ce n’est qu’un simple entretien, juste des formalités, je n’ai pas besoin de stresser pour ce genre choses, mais c’est plus fort que moi. Sans m’en rendre compte, j’ai commencé à bloquer ma respiration, mes bras sont tendus et collés le long de mon corps, mes dents se serrent et se frictionnent au moment où j’entre dans la pièce. Je fais la moue en arrivant au niveau de son bureau, il y a une odeur qui ne me revient pas ici, serait-ce quelque chose comme…de la cigarette ? Personne ne fume dans mon entourage alors je me fie à mes quelques souvenirs que j’ai de mes camarades fumeurs. Je l’entends fermer la porte derrière moi et je frémis, c’est un peu comme si l’on venait de me retirer mon issue de secours. Mal à l’aise, je commence à triturer le col de ma chemise, il n’est pourtant pas plus étroit que les autres jours, mais j’ai la sensation d’étouffer. Elle me fait signe de prendre place et c’est à contrecœur que je fléchis les genoux pour m’installer sur une chaise à quelques centimètres de moi.

Je la regarde ouvrir une fenêtre avant de prendre un siège à son tour. Je ne sais pas vraiment quoi lui dire. Un coup d’œil à droite puis à gauche, je découvre l’environnement de la jeune femme en attendant qu’elle lance la discussion. Après tout, c’est elle qui m’a convoqué ici. Un peu partout, il y a des dossiers, des classeurs, ce genre de choses. Je me demande si elle a tout lu. Tout à coup, sa voix résonne dans les oreilles. Je manque de sursauter et commence à me gratter nerveusement les avant-bras. Est-ce que je sais pourquoi je dois me tenir devant elle ? C’est une blague ? J’ai reçu une lettre m’indiquant l’objet de ma visite ici, comment ne serais-je pas au courant ? Même si je m’emporte intérieurement, les mots qui franchissent la barrière de mes lèvres ne sont pas à la hauteur de mes pensées. Lentement, j’essaie de centrer mon attention sur elle, je tente d’engager un contact visuel, mais c’est peine perdue. A chaque fois que j’arrive au niveau de ses sourcils ou de son nez, je ne parviens pas à aller plus loin. Mon rythme respiratoire s’accélère, mes joues s’empourprent.

« Ou-oui. C’est au sujet du questionnaire d’orientation, n’est-ce pas ? »

Ce n’est que le début de l’entretien et j’ai déjà du mal à garder la tête hors de l’eau. Si l’océan représente une conversation, je crois que mon navire a déjà coulé depuis les premiers échanges. Je suis vulnérable à la moindre perturbation, une seule vague suffit à m’emporter. J’ai beau brasser aussi fort que je peux, je ne parviens pas à arriver à destination. Le seul moyen d’être sauvé, c’est de croiser un autre bateau qui puisse me repêcher.

« Je… »

Dois-je continuer ? Je ne suis pas habitué à prendre la parole sans que l’on m’en donne l’autorisation. Quelque part dans l’attitude ou l’expression de la jeune femme aux longs – voire très longs – cheveux noirs, je cherche un indice qui me permet de savoir si elle me donne son accord. C'est tout ce que je désire, un signe d'approbation. Ma gorge s’assèche et j’ai du mal à trouver mes mots. Réfléchir à une formulation correcte me donne mal à la tête. Il fait chaud, sans doute même un peu trouve. Pourtant la fenêtre est ouverte, alors quoi ? Est-ce que tout ça se passe dans ma tête ? Idiot, me dis-je à moi-même. Bien sûr que tout cela est le fruit de mon imagination, et c'est bien pour cette raison que c'est difficile de m'en détacher.

« En fait je…je ne sais pas quoi faire après l’université. »

J’avais choisi le cursus sciences un peu par dépit. On m’a dit que c’était le plus général et que je n’avais pas besoin de prendre une spécialisation tout de suite, que j’aurais le temps d’y réfléchir. Non, ce n’est pas tant que j’aime vraiment ça ou que je considère ce parcours comme une vocation, je me suis juste lancé dans un domaine où j’excellais au lycée. Les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie. Ces matières qui constituent une grande partie de mon emploi du temps sont simplement celles où j’ai le plus de facilités. Toutefois, je ne suis pas vraiment sûr d’arriver à supporter ça au point de vouloir en faire toute ma vie. Ma tension baisse d’un cran, parler de moi n’est pas ce que je préfère, mais c’est un sujet que je maîtrise. Je jette un coup d’œil à la personne qui me fait face, elle n’a pas l’air si terrible que ça finalement. Elle a l’air calme et sereine, tout l’inverse de moi qui suis une boule de nerfs actuellement.

C’est comme si elle avait lu dans mes pensées. Je suppose que son métier l’oblige à anticiper les réactions des élèves donc ça ne devrait pas m’étonner, mais je ne peux m’empêcher de la voir comme ma sauveuse actuellement. Je veux dire, je ne suis sûrement pas le premier étudiant stressé avec qui elle passe un entretien. D’un coin de l’œil je fixe le gobelet se remplir au fur et à mesure. Quand elle le pose en évidence pour me faire comprendre qu’il est pour moi, j’hésite un instant pour ne pas paraître impoli, puis j’attrape le cylindre en plastique entre mes phalanges avant de le lever jusqu’à mes lèvres. Le premier contact entre l’eau et ma langue est agréable, j’ai l’impression d’être une plante déshydratée qu’on a oubliée d’arroser depuis des semaines. Même si je suis encore assez nerveux, je crois que je commence à aller mieux. Alors que je sens le liquide dessécher ma gorge, je la remercie mollement avant de reprendre là où je me suis arrêté. Je me libère d’un certain poids au moment où je révèle mes incertitudes par rapport à ce que je compte faire après mon diplôme. Enfin, incertitudes est un bien grand mot parce que je ne sais carrément pas quoi faire.

La jeune femme se met à sourire sans que je comprenne pourquoi. Dans un premier temps, elle reste silencieuse et semble attendre que je me calme après avoir pris la parole plusieurs fois en un court laps de temps. Puis elle recommence à parler sur un ton qui se veut doux, peut-être même rassurant ? En tout cas, elle n’a pas l’air de vouloir me mettre la pression concernant mon orientation, c’est déjà un bon point. Néanmoins, c’est bien beau si elle veut y aller à mon rythme comme elle le dit si bien, mais que vais-je faire si je dois y retourner une seconde fois ? Est-ce que chaque rendez-vous avec cette femme va me soumettre à un stress qui me rend malade ? Je n’ai plus qu’à espérer que je prenne l’habitude de lui parler. Je remarque alors qu’elle attend un signe d’approbation de ma part. Je lui réponds donc par un hochement de tête suivi d’un « Oui. » timide. La conseillère fait alors tourner la feuille qu’elle avait entre ses doigts jusqu’à présent, je n’y avais pas trop prêté attention, mais je me rends compte qu’il s’agit de mon bulletin.

Et voilà qu’on pointe le gros du problème. Shimizu-san l’énonce sans aucun détour, avec mes notes, je pourrais prétendre à quasiment n’importe quel cursus, postuler pour presque tout ce qu’on propose. Mon éventail de choix est si large que je ne vois pas quoi faire sans me dire que je finirai par regretter ma décision. Sincèrement. C’est ennuyant. Toutefois je ne dis rien et la laisse continuer à parler de mes résultats de l’an passé, de mes difficultés – ou manque d’intérêt – dans les disciplines artistiques et sportives. Il n’y a pas grand-chose à en dire. La jeune femme évoque des faits, je ne peux ni les nier, ni en proposer une quelconque explication. Elle retire alors mon bulletin pour le ranger dans sa pochette d’origine. Devant mon silence, elle décide de reprendre la parole pour ne pas perdre plus de temps. Evidemment, je m’attendais à cette question, en fait je m’y attendais tellement que je n’ai pas préparé de réponse. Je me mets à réfléchir. Il y a probablement des choses que je ne peux pas lui dire…

« En dehors des cours j-je joue à des jeux vidéos, je surfe sur internet, ce genre de choses. Ca m’arrive de sortir et rencontrer des…gens, et on fait des trucs ensemble. »

Des gens ou plutôt des énergumènes bons à enfermer pour certains. Ce n’est pas que je ne les apprécie pas, mais on ne peut nier le fait que Zakuro a un sérieux problème dans sa tête. Il en va de même pour l’autre garçon aux cheveux blanc que j’ai rencontré sur le parking la dernière fois. Concernant les activités, je préfère rester discret à ce sujet. Etre enrôlé de force dans un jeu violent avec des personnes pas très fréquentables, assister à des explosions de moteurs ou refaire la décoration d’une église brûlée, ce ne sont peut-être pas les passe-temps les plus ordinaires pour l’étudiant de dix-neuf ans que je suis. Toutefois, je pense que ça résume plutôt bien mes derniers mois passés à Keimoo.

« Je n’aime pas la foule, les gens bruyants et les activités physiques. Concernant ce que j’aime je… »

Qu’est-ce que j’aime faire en fait ? Je ne me suis jamais réellement posé la question. Jusqu’ici, je me suis toujours contenté de faire des choses qui ne me dérangeaient pas ou encore, de faire ce qui me semblait le moins pire. Je fronce les sourcils, suis-je vraiment à sec concernant mes hobbies dans la vie ? Non. Pas possible. Je croise les bras et me mets à fixer le plafond à la recherche d’une aide qui tomberait du ciel.

« …Je ne sais pas ? »

Il n’y a vraiment rien qui me vienne à l’esprit. Pour moi, il n’y a jamais eu cette question de ce que j’ai envie de faire, dites-moi plutôt ce que je pourrais faire que je ne déteste pas. Un truc pas trop…ennuyant. C’est ça, c’est le mot. Même si ces derniers temps ont été agités, même si j’ai l’impression que ma vie est devenue un foutoir pas possible, je n’ai pas spécialement l’impression de détester ce que je fais. Au contraire, j’ai l’impression de m’amuser. Les sages paroles d’un de mes senpais me viennent alors à l’esprit. Je ne sais peut-être pas ce que j’aime, mais il y a quelque chose que je ne veux pas faire dans ma vie, je ne veux pas être le petit japonais que l’on remplace d’un claquement de doigt.

« Dans la mesure du possible, j’aimerais un travail où je me sens utile. »

Et me détacher de cette image de "monsieur tout le monde" qui me colle à la peau depuis que je suis confronté à la société.