Green [Judi] (Terminé)

Dernière édition par Hisaka Rika le Dim 11 Jan 2015 - 20:56, édité 1 fois

Assis au fond de la classe, côté fenêtre, je crois bien être le stéréotype de ces mecs que l’on voit dans les animes, exception faite qu’en général, ces types sont vraiment cools et deviennent rapidement des héros ténébreux, mystérieux puis jouent un rôle clé dans le dénouement de l’intrigue. Le professeur parle dans le vide, je jette un coup d’œil dehors, de toute façon ce n’est pas comme si j’avais un quelconque intérêt pour les langues étrangères. En fait il n’y a rien d’exceptionnel à être assis à cette table, le seul avantage majeur est que l’on peut se balancer sur sa chaise sans risquer un commentaire désagréable du voisin de derrière. Je soupire d’ennui et pose la tête sur mon bureau afin de soulager les maux qui m’habitent et aussi de tuer le temps. Il faut dire que je ne crains pas du tout la réaction de l’enseignante, du peu que je connais d’elle, je la vois comme une femme plutôt gentille et sensible, elle sera compréhensive si je lui dis que je me sens mal.

Fort heureusement, je n’ai pas à en arriver là, la sonnerie vient me sauver, ouf. D’un grand geste de bras, je parviens à rassembler toutes mes affaires posées sur la table. Je n’ai quasiment pas pris de notes sur ce cours, tant pis, je rattraperai mon retard dans le manuel ce soir. Alors que les autres élèves se hâtent vers la sortie, je réalise que je n’ai toujours pas levé mon fessier de la chaise et que je me cramponne à mon bureau, telle une grosse larve. Ce n’est pas très étonnant de ma part, mais je constate par le biais de mon action que tout est revenu à la normale. Après m’être fait harceler par mes camarades de classe pour avoir osé accompagner Miya Chanteclair au prestigieux bal de l’académie, puis pour être apparu dans les journaux à cause de l’invasion de taureaux dans la ville où je me suis retrouvé piégé, il faut dire que j’ai failli devenir populaire au sein de mon groupe.

Mais comme toute chose a une fin, c’est à la rentrée scolaire d’Avril que j’ai enfin commencé à me faire oublier, rebonjour les journées à être le type transparent de ma promotion, d’autant plus qu’assis au fond de la classe, je passe quasiment inaperçu. Bref, toujours est-il que – comme à l’accoutumée – je suis le dernier à quitter les lieux, je suppose qu’il est donc de ma responsabilité de vérifier si personne n’a rien oublié dans le local et si c’est le cas, déposer les objets trouvés à la vie scolaire. Je balaye du regard l’ensemble des pupitres, tout semble en ordre et oh…Il semblerait que la prof de Français ait oublié un de ses cahiers. J’attends quand même deux bonnes minutes pour savoir si elle n’avait pas l’intention de revenir en classe pour le chercher, puis je me décide et le prends.

La porte coulissante grince alors que je la referme brusquement, il faut dire que je n’avais jamais dû rapporter un objet à un professeur. Où est-ce qu’elle a bien pu aller ? J’ai comme un doute sur le fait qu’elle soit allée en salle des professeur, en vue de ses vêtements très…masculins, je suppose qu’elle doit être la cible de railleries de la part de certains collègues, et je ne vise personne. Bon, tant pis, il me semble que j’ai encore cours de Français demain, je lui rapporterai à ce moment là. Enfin, je ne sais pas vraiment ce que contient ce cahier, s’il s’agit de quelque chose de personnel, elle va sûrement croire que j’en ai profité pour tout lire. Mieux vaut ne pas créer de malentendus, je me décide donc à me lancer à sa recherche…après avoir fait un tour à l’internat et avoir pris une bonne douche bien froide, pour compenser la chaleur qui plombe mes journées depuis le début du mois.

Au moment où je franchis la porte qui me donne accès à la cour du lycée, je constate que le soleil de plomb n’a pas faibli depuis la pause de midi, et que mes pairs en profitent bien. L’annonce de l’été, c’est aussi ça lorsqu’on est lycéen : de nombreux couples gazouillent dans l’herbe, les potins s’amplifient, en bref, c’est un univers dont je m’efforce de me tenir loin. Les mains dans les poches, je traverse la cour bétonnée, mes yeux se plissent pour parvenir à distinguer mon chemin, saleté de soleil. Et puis là, à l’instant même où je passe derrière quelques buissons pour me rendre dans le dortoir, j’aperçois sa chevelure blonde un peu plus loin. J’aurais voulu l’interpeller, mais les groupes de filles hystériques autour de moi m’en dissuadent, il va donc falloir que je l’approche.

Quelle journée épuisante, et dire que je m’étais promis d’économiser un maximum d’énergie pour les vacances d’été…bien que je ne compte pas en faire plus que ça pendant les congés scolaires. Lessivé, je continue de suivre ma prof de langue désespérément. Elle finit par trouver un endroit qui lui convient puis, comme une adolescente, s’allonge dans l’herbe. Franchement, ça me blase d’avoir fait tout ce chemin pour en arriver là, vous ai-je déjà dit à quelle point la nature est laide lorsque l’humain y met les pieds ? Non ? Eh ben voilà, c’est fait. Alors qu’elle se met à ses aises, je me rends compte que cette tête de linotte n’a encore même pas réalisé qu’elle avait oublié quelque chose dans la salle, heureusement pour elle que je ne suis pas quelqu’un de mal intentionné.

Je me rapproche d’elle en bougonnant, pourquoi a-t-elle choisi un endroit pareil pour se prélasser ? N’a-t-elle pas d’autres choses à faire ? Et dire qu’elle a réussi à devenir prof ici. Arrivé à quelques mètres d’elle, je me racle la gorge, et marmonne.

« Sensei ? »

Elle sursaute, je détourne les yeux. Bien que je ne ressente rien de particulier à son égard, ma timidité fait que je n’arrive pas à croiser le regard d’un autre être humain. Je fouille maladroitement dans mon sac de cours, faisant ainsi tomber ma trousse. Néanmoins, je parviens à ressortir son cahier vert, entier et propre, mission accomplie. Devant son air interloqué, je m’explique brièvement.

« Vous l’aviez oublié dans la salle…donc je me suis dit que je devais le prendre…au cas où c’était important. »

On peut dire que la rentrée s'est plutôt bien passé. En fait, Judikaël ne savait pas trop quoi en penser. Comme à son habitude, elle s'éclipsait volontairement de la salle des profs et des rassemblements entre collègue pour s'acquitter sagement à son travail sans demander son reste. Quelques personnes avaient bien dû la saluer mais elle était fatiguée de deviner si une véritable gentillesse se cachait derrière ce qui lui paraissait toujours comme de la simple et pure hypocrisie propre au monde du travail.
De nombreuses angoisses aurait pu la tirailler comme n'importe qui avant une rentrée scolaire, professeurs comme élève, mais sa légendaire sérénité pris encore une fois le dessus.
Elle n'avait jamais enseigné à une classe de terminale, le manuel posé bien en évidence sur son bureau par un prévoyant surveillant (ou n'importe quelle autre personne de l'équipe civil responsable du bâtiment) la guida dans son cours. Elle s'était bien exercée la veille, et son accent français ne semblait avoir dérangé personne. Elle finit bien vite par se sentir très à l'aise et faillit se perdre dans sa passion de la littérature anglaise, déblatérant sur l'importance de Shakespeare dans la culture anglo-saxonne d'aujourd'hui.
Elle avait bien vu quelques élèves dissipés au fond de la salle, mais globalement ils étaient tous assez sages et attentifs. Rien à voir avec l'ambiance du collège de zone d'éducation prioritaire de la banlieue parisienne où elle avait enseignée auparavant. Quelques élèves l'intriguaient, comme celui là au fond, avec ses cheveux noirs, dont elle ne connaissait encore le nom. Seul, dans un coin, à se balancer sur sa chaise, quelque chose en lui lui rappela sa petite Lola, qui devait finir son année de troisième quelque part en France. À vrai dire, beaucoup de choses lui rappelait Lola dans ce nouveau pays. Enfin, ce jeune homme devait juste être fatigué. Elle devait éviter à tout prix de trop se rapprocher de ses élèves cette fois-ci. L'idée de lui parler lui traversa l'esprit mais elle la chassa tout aussi vite.

Judikaël partit rapidement de la salle en s’apercevant que le soleil brillait fort dehors. Elle n'avait qu'une envie, profiter de ce beau temps pour se reposer dans l'herbe et observer les nuages. Avait-elle grand chose d'autre à faire de toute façon ? Personne à qui parler mis à part un vieux chat décrépi qui l'attendait dans sa chambre d’hôtel lui servant de logement provisoire. Les japonais finissaient tôt les cours, s'adonnant à leurs clubs divers et variés. Elle passerait sûrement faire un tour du campus et de ces clubs un jour prochain, mais pour ce jour-ci, elle ne souhaitait rien de plus que de se poser dans l'herbe verte et contempler l'immensité du bleu. Se sentir encore petite fille, tout petit être perdu dans le vaste univers. Bien sûr elle n'était pas perdue, elle n'était plus perdue. Juste souveraine de sa drôle d'existence. Libre comme un ange, et c'est juste ce qu'elle voulait ressentir.
Quand une voix l'interpella derrière elle, la jeune prof sursauta. Elle était surprise mais se calma bien vite en voyant le jeune garçon aux cheveux noirs de tout à l'heure. Maladroit par ailleurs, c'était plutôt amusant à voir. Un garçon qui se voulait aussi mystérieux et solitaire se trouve être timide et malhabile. Encore une fois, ces petites manies lui rappela sa fille chocolat. Elle tressaillit en voyant son précieux carnet vert dans les mains du jeune homme, n'osant croire qu'elle avait pu l'oublier vulgairement sur sa table. Il était bien déchiré et abîmé ce carnet, mais il contenait quelque chose, une chose qui l'empêchait de le jeter et qui lui donnait toute sa valeur morale.

Judikaël se leva précipitamment et s'arrêta juste face au jeune homme quand elle se rendit compte qu'elle s'apprêtait à lui arracher le carnet des mains :
« Ah, oui, merci beaucoup, infiniment, merci, oui, c'est très très très important, je peux le reprendre ? »

Ridicule. Certes, mais ce carnet avait trop d'importance pour qu'elle reste parfaitement calme en le voyant dans les mains de quelqu'un d'autre.

Aussitôt en dehors du sac, le carnet suscita l’attention de la jeune femme, si bien que je ne la vis pas bondir sur moi pour me l’arracher des mains. Ce fut tellement soudain que j’en reste encore planté là, les doigts encore crispés sur le petit bloc de papier à la couverture verte, cette chose a vraiment autant d’importance pour elle ? On dirait qu’elle y a planqué sa carte bancaire ou autre chose du même genre. Soulagé de la voir reprendre ses esprits en me demandant de lui rendre son dû, je glisse lentement ma main pleine vers elle. Tout aurait pu s’arrêter là, j’aurais pu repartir après lui avoir rendu son cahier comme si rien n’était, la journée aurait pu s’achever aussi tranquillement qu’elle avait commencé, mais parfois vous savez, la vie c’est chiant et ça ne nous facilite jamais la tâche. « Attention » c’est ce que j’entends lorsque je tourne la tête dans la direction du cri. Je réagis trop tard, un garçon cherchant à attraper un ballon lancé par son camarade me tombe dessus. Dans le feu de l’action, le carnet reste accroché à mes doigts au moment de la chute, puis vole quelques mètres plus loin.

En vue de l’état de l’objet appartenant à mon professeur, un simple coup de vent suffit à éparpiller quelques feuilles à une dizaine de mètres de moi. En attendant, je ne peux toujours pas bouger, mon corps est entièrement bloqué par l’ours qui m’est tombé dessus. C’est en grognant quelques jurons incompréhensibles qu’il finit par comprendre la situation, il se relève, s’excuse brièvement, prend le ballon tombé à côté de nous et s’en va sans en dire plus. Les muscles encore engourdis, je réalise que Mlle.Coda a été témoin de toute la scène et…que son problème de carnet n’est toujours pas réglé par ma faute. En bon Japonais, je me redresse aussi vite que je peux puis m’incline.

« Je suis vraiment désolé. Je-je vais vous aider à tout remettre en ordre si ça ne vous dérange pas. »

Je me demande si les étrangers sont habitués à tant de formalités. Il est vrai que lorsque nous nous adressons à des aînés ou des supérieurs hiérarchiques, nous en faisons toujours un peu trop, comme si nous cherchions à caresser notre interlocuteur dans le sens du poil. Nous, les Japonais, n’aimons pas vraiment avoir de rapports conflictuels avec les autres, alors nous nous excusons même si ce n’est pas vraiment notre faute. Toujours est-il que je vais maintenant devoir courir après des bouts de papier sous cette chaleur, en espérant que le vent ne vienne pas ruiner mon travail, encore.

Ce n’est pas sans lâcher un soupir agacé que je me mets à la recherche de ce qui a été emporté par la nature. De dos, je ne dois pas paraître très crédible pour ma recherche étant donné que j’ai toujours les mains dans les poches, mais que voulez-vous ? Je suis un paresseux et même si ma vie en dépendait, je suppose que je choisirais toujours l’option qui me coûte un effort minimum. Afin de ne pas le perdre de nouveau, je commence par récupérer le calepin et le fourrer dans ma poche, cette fois tu ne m’échapperas plus, saleté. Dans mes souvenirs, trois feuilles se sont échappées du carnet vert lors de ma chute, espérons qu’elles ne soient pas allées trop loin.

Je repère assez rapidement la première au pied d’une poubelle dans la cour bétonnée. En essayant de ne pas trop attirer l’attention, je la ramasse tout naturellement et me met à la quête de la deuxième. Le soleil éblouissant diminue mes capacités visuelles, je suis comme aveuglé par la plus grande étoile de notre système, à quatre pattes dans l’herbe, je cherche un peu à tâtons quand soudain, à force d’avoir la tête baissée je me heurte à ce qui semble être le tibia d’un étudiant. Gêné, je lui présente mes excuses, mais il ne semble pas prendre ça au sérieux.

« Qu’est-ce que tu fous par terre ? T’es un chien ou quoi ? »

Ca faisait longtemps que je ne m’étais pas confronté à un fils à papa, trop sûr de lui voire carrément arrogant. Mon expression faciale ne renvoyant aucune émotion, il s’énerve et me prend par le col de ma chemise, j’ai comme un mauvais pressentiment.

« Je-je cherchais juste un bout de papier que j’ai égaré. S’il-te-plaît, lâ-lâche-moi. Je dois le retrouver avant la tombée de la nuit. »

Ma timidité me joue encore des tours, une fois de plus je passe pour quelqu’un qui bégaye. Ce n’est pas comme si ça blessait mon ego, mais à force, je vais devenir une victime alors que je cherche juste à être ignoré. Le garçon me regarde d’un air interloqué et sort un bout de papier similaire à ceux du carnet, je veux le prendre, mais aucun son ne sort de ma bouche.

« C’est ça que tu cherches ? »

Faites quelque chose, Kami-sama. Je vous promets d'offrir plus d'argent au temple, de faire plus d'offrandes, d'aller prier une fois par mois au moins.

Judi se sentit un peu gênée en voyant l'air surpris du garçon au vu de son étrange attitude à la vue du carnet. Ça l’immobilisa. Quelques secondes, tout du moins, suffisamment pour que le garçon en face se prenne un ballon en pleine face et qu'il fasse chuter le carnet à quelques mètres de là, en perdant quelques feuilles au passage. La jeune femme eu un coup au cœur en voyant son si précieux carnet étalé ainsi dans la terre.
Néanmoins, son malaise fut vite effacé par la surprise. Le jeune élève qu'elle ne connaissait pas encore ne s'intéressa pas une seconde à son possible mal de crâne, alors que Judikaël allait lui proposer de l'accompagner à l'infirmerie, et se mit sans hésitation à chercher les pages du carnet. En moins de quelques secondes il avait protégé le calepin dans sa poche et se mettait en quête des page manquantes en s'excusant mille fois, s'inclinant avec respect. La jeune prof était assez touchée que quelqu'un lui donne autant de reconnaissance. Son expérience tutorale ne l'avait fait connaître que des élèves ingrat qui n'étaient pas fichus de la saluer en début et fin de cours, et cette vision d'un jeune homme aussi appliqué à tout juste dix-huit ans la ravissait, la confortant dans l'image des jeunes japonais efficaces et productifs comme elle l'espérait.
Tandis qu'elle cherchait activement les pages de son carnet elle aussi, l'esprit de Judikaël divaguait légèrement, emmenant elle et ses élèves dans de grands projets littéraires et culturels, l'ouverture d'un club d'écriture, un voyage à Londres... Décidément, il serait criminel qu'elle ne profite pas de l'énergie de tous ces jeunes au sein d'un club. C'est l'esprit ailleurs qu'elle trouva une première page, contenant un simple portrait de sa chère Lola, comme sur la plupart des pages du carnet.
Ce petit calepin aurait dû être brûlé, calciné, détruit, jeté il y a bien longtemps déjà, constituant une preuve accablante pour la police de l'amour que portait la prof à son élève. Mais elle n'avait su s'y résoudre, à cause d'une page en particulier, plus précieuse que toutes les autres. Une page au contenu quasi-irréel, et en même temps tellement insignifiant. Une inscription, une unique inscription, écrite par elle-même dans un état second, ou alors par un rêve étrange et familier. C'était bien futile de s'attacher autant à quelques inscription en japonais écrite il y a des mois de cela, qu'elle aurait pu réécrire sans aucun soucis.

Un bruit la fit se retourner. Le jeune homme semblait avoir quelques soucis. Je n'entendais pas la conversation qu'il tenait avec son camarade légèrement plus âgé, mais au vu de comment il se faisait tenir par ce dernier, ce ne devait pas être une discussion de courtoisie. Dans la main de mon élève se tenait une autre feuille avec un autre portrait au stylo bic, et son collègue tenait également une feuille. Je me suis rapprochée pour voir deux inscriptions au stylo bleu clair.

ローラ Lola
青い花 Aoi Hana

J'arrachais la feuille de la main de l'étudiant, en lui décochant un regard des plus noirs :
« Ça va ? Je vous dérange pas trop ? »

J'osais espérer que la fonction de professeur me donnait une espèce d'aura qui aurait inspiré la crainte, même à un élève à peine moins âgé que moi. Un air que je voulais sévère se dessina sur les traits de mon visage, et je ressentis en moi cette rage d'il y a quelque mois. Cette hargne de vouloir que rien ne s'arrête, et de lutter contre ceux qui s'opposaient entre Lola et moi. Cette époque est révolue, mais les souvenirs que j'en gardes me laissent penser qu'il y a encore des espoirs de renaissance dans ce monde, et que chaque jeune a sa place ici-bas, à l'école ou ailleurs. Même lui qui emmerdait ce jeune garçon si bienveillant, même ce garçon timide qui ne demandait rien d'autre qu'on lui fiche la paix.

Je prie intérieurement pour que ma situation s’arrange, que quelqu’un ou quelque chose vienne en aide bien que n’ayant pas d’amis, je me demande qui viendrait me prêter main forte dans ces moments là. En fait, je regrette presque que ma grande sœur ne soit plus là, je me souviens qu’à l’école primaire, c’était toujours elle qui me défendait quand on venait me chercher des ennuis. Les yeux fermés, je m’attends à recevoir un coup, mais une voix féminine s’élève…Nee-chan ? Je tourne rapidement la tête…Oh, c’est la prof de Français, je l’avais presque oubliée. Elle qui est si gentille d’habitude, je ne m’attendais pas à ce qu’elle réagisse comme ça, en tout cas elle a l’air bien en colère. L’étudiant finit par me lâcher avec une certaine hargne dans son geste, puis il s’en va avec une démarche lourde indiquant sa frustration. Encore tétanisé par la situation, j’ai eu mal à bouger, mais je reprends rapidement mes esprits.

« Te-tenez, c’est à vous. »

D’un geste hésitant, je sors le carnet et la feuille récupérée de ma poche, en espérant que personne ne vienne s’interposant durant l’échange cette fois-ci. Je soupire longuement en voyant l’état de ma chemise, à la fois tachée par l’herbe et la terre, ça va être génial de faire disparaître ça avant de faire la lessive. Pire encore, je constate que dans ma chute, une partie de ma manche s’est malencontreusement déchirée. Je grimace, je ne sais pas faire la couture et je ne sais pas quand est-ce que ma mère ou ma sœur pourraient revenir à la maison. L’air dépité, je m’apprête à partir vers l’internat quand je me rends compte que j’avais une question à poser à mon professeur.

« Ah…Sensei. C’est au sujet de la dernière leçon. Je n’ai pas très bien compris quels étaient les enjeux de l’œuvre étudiée. »

La vérité est tout autre, en réalité je n’ai tout simplement pas écouté et j’avoue ne pas avoir eu le temps d’ouvrir mon manuel depuis. Si Mlle. Coda est à ma disposition pour m’expliquer sans que j’aie à fournir d’efforts, ça m’arrangerait bien. Cependant, je remarque bien que les élèves nous observent autant que les membres du personnel, alors que nous sommes toujours debout exactement à l’endroit où l’étudiant m’avait pris au col et je dois avouer que le regard des autres m’a toujours un peu effrayé. Avant de passer par la phase de la crise d’angoisse, je suggère directement à l’enseignante de bouger un peu plus loin, à l’abri des regards.

« On devrait peut-être aller sur un banc à l’ombre là-bas ? »

EDIT : Désolé du post' si court...

En récupérant précipitamment ses pages et son carnet, Judikaël ne pu pas s'empêcher de les serrer bien fort dans ses paumes blanches et les porter tout contre son cœur, et ce jusqu'à ce que ses poignets en deviennent rouges. Ce carnet était son unique souvenir de Lola, unique vestige de sa vie passée, et même si elle aurait dû s'en séparer, jamais elle n'aurait pu s'en résoudre, ou même oublier la fille chocolat qui sourit. Perdue dans ses pensées, elle sursauta presque quand son élève lui proposa de s'installer à l'ombre pour lui expliquer une leçon qu'il n'avait pas compris. Évidemment ça ne lui posait guère de problèmes d'expliquer son cours, la jeune femme aimait son métier. Elle était plutôt perturbée par les récents événements. La perte de son journal aurait sonnée à ses yeux comme la perte d'elle-même, de son esprit, de son passé et de tout ce qu'elle était.

Devançant le jeune garçon, Judikaël saisit son sac et ses affaires avant de s'élancer vers un banc à l'ombre, comme pour aller se faufiler à la meilleure place dans un geste puéril assumé. Juste sous un grand arbre, à une petite centaine de mètres face au terrain de base-ball. Des jeunes couraient, se donnaient tout entier à leur sport, et elle ne pu s'empêcher de rester bêate d'admiration face à ce spectacle. Dans la verdure, face au vert et à la fougue de la jeunesse, oui, la place idéale. Le vert, le vert partout, et les feuilles, et l'herbe, et les odeurs, partout. L'odeur de la verdure, l'odeur de la nature, l'odeur de sa nouvelle vie. Elle se plaira ici, c'était sûr, évident même.

Sa nouvelle vie, verte. Green.

Sûrement que ce garçon ne s'en rendait pas compte, il avait le temps. Peut-être que la jeune prof aurait dû mieux profiter de sa jeunesse elle aussi. Enfin, il avait pas l'air bien heureux, ce petite rebelle solitaire victime de ses camarades.

« Mais au fait, comment tu t'appelles ? »

Prenant les devants, elle sortit ses cours de son sac et se prépara a donner studieusement son cours et tout son savoir au sage lycéen.

« Que veux-tu savoir ? »

[Je m'excuserais jamais assez de tout ce retard et de cette réponse minime, je suis pas mal occupée ces derniers temps]

Du coin de l’œil, j’ai pu remarquer à quel point ma prof a serré le carnet dans ses bras, il doit vraiment contenir de l’or. Enfin, je suppose que ça ne me regarde pas, oublions donc ce détail. Bien que je ne puisse pas comprendre cet attachement irrationnel, je suis en quelque sorte heureux que nous avons pu mener notre tache à bien, plus vite le travail est fini, plus vite on pourra se reposer comme disait l’autre. J’éprouve un certain enthousiasme à voir que l’enseignante accepte ma proposition d’aller se prélasser à l’ombre, il faut dire que je ne suis vraiment pas friand de contacts avec les gens de mon âge à quelques exceptions près. Alors qu’elle prend les devants, je ramasse mon sac et le passe autour de mon épaule avant de la rejoindre sous le banc que j’avais désigné quelques instants plus tôt, sous un arbre qui apporte fraîcheur et bien-être.

Alors que nous sommes à moins d’une dizaine de mètres de notre objectif, je vois la femme s’élancer vers le banc, en une fraction de seconde j’ai eu l’impression d’avoir une enfant de cinq ans à la place d’une adulte – censée être responsable – sous mes yeux. Cela aurait pu me faire sourire, mais je n’en retiens qu’un léger soupir ennuyé, je salue les gens qui parviennent à dépenser leur énergie de cette manière, personnellement je préfère l’économiser pour plus tard, on ne sait jamais. Je finis par me poser à ses côtés et prendre mes aises, le regard tourné vers les branchages qui s’entremêlent au-dessus de nous. Tantôt, quelques feuilles vertes pleines de vitalité se décrochent de leur rameau et ainsi, le cycle recommence et cela pour ce qui semble être l’éternité.

« Mais au fait, comment tu t’appelles ? »

Je sursaute légèrement, je ne m’attendais pas à ce qu’elle parle tout de suite. Reprenant mes esprits, je fronce légèrement les sourcils, elle ne connait pas encore mon nom alors que la rentrée était il y a plus d’un mois ? Décidément, cette prof est vraiment tête en l’air ou alors elle a l’esprit ailleurs lorsqu’elle fait son cours. Sans la regarder, je prononce mon nom pour la énième fois depuis ma naissance.

« Si vous êtes plutôt formelle, mon nom de famille c’est Rika. Sinon vous pouvez m’appeler Hisaka, ça ne me gêne pas, les codes sociaux ne sont pas vraiment mon point fort. »

Un bon Japonais doit toujours se justifier lorsqu’il invite son interlocuteur à l’appeler par son prénom. Franchement, si ce n’était pas une étape obligatoire, ça m’arrangerait bien que tout le monde m’appelle Hisaka, la formalité c’n’est pas trop mon truc. Enfin bref, toujours est-il qu’une fois les présentations faites, la jeune femme se décide à sortir ses cours sur lesquels je lorgne, sans trop rentrer dans les détails, ils me semblent assez bien organisés. Tant mieux, on va pouvoir passer au vif du sujet.

« Eh bien…La dernière fois en classe, vous avez évoqué Tybalt dans le cours. Je n’ai pas eu le temps de prendre des notes à son sujet, est-il important dans l’œuvre ? »

Roméo et Juliette, un bon vieux classique par lequel tous les lycéens sont passés, j’imagine que je n’ai pas à passer outre. Bien que cette œuvre ne me plaise pas au sens où elle m’ennuie profondément, j’imagine que je ne peux pas évoquer cette justification lors de mes examens. D’ailleurs plutôt que de lire la pièce comme cela avait été conseillé, je me suis plutôt dirigé vers l’anime nippon…Et les résultats ne furent pas fructueux puisque je me suis endormi après deux épisodes…

Judikaël soupira de bonheur quand on élève lui proposa de l'appeler par son prénom. La jeune prof avait la chance de croiser des énergumène se fichant des codes sociaux comme elle. Sa belle France lui manquerait presque à penser que le simple fait d'être adulte lui donnait le droit d'appeler par leur prénom et même de tutoyer tous les individus moins âgés qu'elle. La jeune prof sentait presque la brise bretonne souffler à nouveau dans ses cheveux quand montait en elle une bouffée de nostalgie, grandissante grandissante au point de lui donner presque la nausée.
Le mal du pays aura ma peau.
« Eh bien, ce n'est pas ici chez toi ? » lui soufflait une petite Lola imaginaire perdue dans le vent.

Une fois le garçon assis à ses côtés, elle sortit ses cours de son sac et les survola une nouvelle fois avant même d'entendre sa question. Elle qui étais d'habitude si bordélique les rangeait parfaitement, trop excitée de pouvoir se rendre utile à quelque chose. Sa nausée fut vite remplacée par une bouffée de fierté, il en faut bien peu pour Joshua, quel nom poétique. Un prénom qui reflète sa nouvelle vie, la nouvelle personne qu'elle sera. Aurait-elle le courage de prétendre s'appeler comme ça la prochaine fois qu'elle aura l'occasion de prononcer son nom ? On verra bien.

« Eh bien…La dernière fois en classe, vous avez évoqué Tybalt dans le cours. Je n’ai pas eu le temps de prendre des notes à son sujet, est-il important dans l’œuvre ? »

Trop heureuse de pouvoir expliquer une si belle œuvre, elle ne put plus s'arrêter, tout en soufflant et gardant son calme olympien de façade :
« Tybalt, dans l’œuvre de Shakespeare, représente un personnage récurrent de la tragédie qu'on pourrait appeler vulgairement le méchant de l'histoire, celui qui va contrecarrer les plans du héros et qui va donner sa tension au récit. On peut dire que oui, il est important. De mon point de vue, si on peut citer les trois personnages les plus importants du livre, en dehors de Roméo et Juliette il y aurait Tybalt. C'est lui qui a fait basculer l'histoire et la personnalité de Roméo d'un tout autre côté, il a tué son meilleur ami, et à partir de là, Roméo ne va plus vouloir que se venger, ce qu'il finira par faire. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire, mais je pense que pour saisir ce personnage il faut remettre dans le contexte la signification symbolique de la mort. Quiconque qui passe aux côtés de la mort, comme Roméo quand il sait que son meilleur ami a été occis, en est changé. Il n'aurait jamais pensé à tuer quelqu'un, mais va pourtant le faire pour venger son ami. Roméo n'est plus le même à partir de cet instant. Tu comprends? »

Reprenant discrètement son souffle, Judikaël calma son coeur. Elle ne disait pas ça en l'air, elle même avait été changée à la mort de sa mère, et ce passage d'une enfant candide à une enfant qui a connue la mort l'avait bouleversée, et c'était pour ça qu'elle avait appris le japonais, pour faire le deuil de sa mère japonaise.

Alors que la jeune femme m’explique l’importance du personnage de Tybalt au sein de l’œuvre de Shakespeare, je tente tant bien que mal de mémoriser ce qu’elle me dit sans prendre de notes. C’est un peu difficile pour suivre au début, mais on finit par s’y faire si on se concentre. La seule chose qui me laisse sceptique, c’est le comportement des protagonistes dans la tragédie, comment des gens peuvent se laisser influencer aussi facilement par des facteurs extérieurs. Je ne peux m’empêcher de froncer les sourcils lorsque l’enseignante évoque le thème de la vengeance, la vie humaine a-t-elle si peu de valeur ? Doit-on tuer quelqu’un pour montrer que le meurtre c’est…mal. Dans ce cas, n’est-ce pas le début d’un cercle vicieux qui pose ses engrenages ? Heureusement que ce n’est qu’une fiction. Pour une fois, je me sens soulagé d’être Japonais et de ne pas être mêlé à cette histoire…Oh quoique les histoires médiévales nippones ne sont pas beaucoup mieux.

« En fait sensei… »

Je marque un bref temps d’arrêt pour réfléchir à la formulation de ma question. En fait, avant d’avoir achevé mon interrogation je me rends compte que ce que je vais demander a un aspect plus personnel qu’objectif. Mais bon, c’est bien le job d’un prof non ? Répondre à ses élèves. Après avoir pris une grande inspiration dans le but de me gonfler de courage, je me décide à terminer ce que j’ai commencé, une fraction de seconde plus tôt.

« Tybalt a agit selon ses propres intérêts non ? Alors je me demande…Si la tragédie avait été perçue sous l’angle de ce personnage, est-ce que le méchant aurait été Roméo ? »

C’était un peu confus, je le conçois, c’est pour cela que je m’efforce de trouver une suite à cette succession de question, afin de clarifier mes propos en quelques sortes. Dans un souffle, je parviens à reformuler ma pensée même si cela a le mérite d’aller droit au but, sans détour.

« Ce que je veux dire, c’est que dans la vie réelle, la notion de bien et de mal reste assez abstraite. Est-ce qu’elle change selon les personnes même dans les livres ? »

« Bien évidemment. »
Hisaka était un élève bien intéressant, et la poitrine de la prof se gonfla d’orgueil en entendant sa question, semblable à celle qu'elle-même aurait posée plus jeune dans la même situation sans jamais avoir le courage de le faire. Elle se sentait étrangement fière d'avoir une conversation avec un élève comme lui (et de l'avoir dans sa classe!), qui osais dire ce qu'il pensait à son professeur sans le moindre problème. Les yeux gris et ternes de Judikaël reprirent une lueur vivace et furtive tandis qu'elle réfléchissait à comment répondre à son curieux élève.
Évidemment, le monde n'est pas tout blanc ou tout noir, elle était bien placée pour le savoir. Les pires criminels ont toujours une raisons d'agir, et il est facile de mettre ça sur le compte de la folie pour un scénariste en manque d'idée. Mais pour quelqu'un comme Shakespeare il y avait un mobile profond derrière les actes du jeune Tybalt. Personne n'agit juste parce qu'il est méchant, c'est absurde.

« Du point de vue de Tybalt, Roméo représente un ennemi de sa famille, le fils d'une lignée rivale de la sienne, et il ne peut que le détester pour ça, même si on pourrait se demander s'il est bon de haïr les enfants de ses ennemis. De plus, son apparition lors d'une fête de la famille représente une trahison dans l'esprit de Tybalt, la fin d'un accord tacite et silencieux afin de préserver la paix. Il est naturel qu'il prenne ça pour une provocation totale, puisqu'il ne connaît pas l'amour de Roméo pour sa cousine Juliette. En quelque sorte, c'est pour se défendre que Tybalt voulait tuer le meilleur ami de Roméo, protéger la paix en faisant fuir l'intrus. De son point de vue, Tybalt est un héros. »

Judikaël n'était pas sûre de s'être très bien exprimée. Elle était distraite par l'environnement tout autour, et particulièrement l'herbe sous ses pieds. Elle ne rêvait que d'une chose : faire valser ses chaussures pour caresser la verdure de son talon jusqu'au bout de ses orteils. Mais elle s'était déjà suffisamment faite remarquer avec cette histoire de carnet envolé, et sa façade de jeune femme calme et complètement sereine commençait à voler en éclat. Mais elle avait l'air si fraîche, si verte et idéalement humide, l'herbe de ce parc… Par la chaleur de cet après-midi, elle savait que l'idée de se mettre pieds nus ne s'en irait pas facilement. Malgré tout, la jeune femme se concentra sur les autres questions du jeune homme :
« Tu sais, cette notion de bien et de mal peut très bien se retrouver dans la réalité. Sûrement plus souvent que tu ne le penses. Mais je dirais qu'elle est personnelle. Par exemple, je n'aime pas la police, je trouve que leurs méthode sont trop expéditives et les erreurs de jugements sont trop fréquentes pour être justes. De plus la justice ne s'intéressent jamais aux individus, jamais aux êtres en eux-même. Pour moi, les policiers sont mauvais, mais pour beaucoup de gens ils représentent la justice, et sont donc bons. Toi aussi, tu dois détester certaines personnes, pour toi elles doivent être mauvaises. Le bien, le mal, ce n'est pas si abstrait.
Les livres sont trop variés pour que je puisse bien te répondre à ta question. Des fantastiques, des réalistes, il y en a pour tous les goûts, mais tous prennent ancrage, ne serait-ce qu'un minimum, dans la réalité. Alors, en quelque sorte, on peut dire que le bien et le mal c'est pareil dans les livres, mais ça reste très relatifs. » déclarât-elle en priant pour que son accent laisse les mots tels qu'ils sont, et qu'elle ne s'était trompée nul part.

Les élèves commençaient à quitter le parc pour vaquer à leurs occupations et les membres du club de base-ball quittaient le terrain un à un en se saluant. La jeune femme avait une petite pensée triste pour le moment où elle devrait quitter ce banc, abandonner l'herbe verte et aller se trouver un repas pas trop cher et retrouver son vieux chat pouilleux à l’hôtel. De la manière la plus calme et la plus objective qu'elle pu, la jeune prof demanda à son élève :
« Est-ce que ça ne te dérange pas que j'enlève mes chaussures ? » sans même préciser la raison de cette demande, de peur de paraître ridicule.

Depuis l’enfance, je me suis toujours demandé comment un acte pouvait être jugé bon ou mauvais, si quelque part ce n’était pas la société qui nous imposait des valeurs morales à appliquer dans la vie quotidienne, pour l’intérêt commun qu’ils disaient. Je baisse la tête alors que mon professeur m’explique l’histoire dans le détail, y ajoutant une histoire personnelle, une opinion qui lui est propre. Je suis un peu surprise de l’entendre parler ainsi des forces de l’ordre. En tant qu’enseignante, elle est censée nous apprendre à respecter les autorités « compétentes », bah…ce n’est pas comme si j’en avais quelque chose à faire, mais en tant que Japonais cette histoire m’intrigue. C’est sûrement parce qu’elle est étrangère qu’elle pense comme ça, si elle avait été formatée comme nous tous, je suis certain qu’elle ne remettrait pas en question les actions de la police. We’re just sad robots.

Je rougis légèrement lorsqu’elle affirme que je déteste certaines personnes…A vrai dire, je n’éprouve pas d’aversion particulière envers quelqu’un ou un groupe de personnes. Je suis tellement passif que le monde qui m’entoure semble m’échapper jour après jour et au fil du temps la bulle, dans laquelle je me suis installé depuis des années, s’épaissit. C’est vrai, il n’y a pas d’individu que je hais à proprement parler, mais plutôt des valeurs avec lesquelles je suis en contradiction…est-ce que je déteste pour autant les gens qui appliquent ces lois ? L’index de ma main droite vient frôler ma lèvre inférieure, inconsciemment, un son sourd est sorti de ma bouche, mais mes lèvres ont bougé, laissant ainsi échapper un « Oui » muet.

Perdu dans mes pensées, je n’écoute plus qu’à moitié la jeune femme posée à mes côtés sur ce banc où le temps semble s’être arrêté. Autour de nous, des ombres disparaissent, les élèves tournent le dos au parc, et moi je suis là avec mes questions. « Est-ce que ça ne te dérange pas que j’enlève mes chaussures ? », c’est ce qui me fait revenir à la réalité. Je secoue brièvement la tête pour indiquer que cela ne m’importune pas. Et voilà que mon côté passif reprend le dessus, je ne suis pas prêt de changer finalement, dans un sens cela me rassure. Durant un instant, j’ai crû que je me voilais la face et faisais semblant d’être différent des autres.

Ce court instant de soulagement est rapidement interrompu par des questions qui reviennent. Sans que je ne le veuille, je ne peux m’empêcher de repenser à ce que la jeune femme m’a dit juste avant, au sujet de la police. Il est vrai que cela m’intrigue, cette façon de penser. Dans un sens, mon raisonnement se tient, c’est bien parce qu’elle est étrangère qu’elle se permet de critiquer la « justice », mais en fait je me dis …que personne n’a de raison d’avoir des problèmes avec la loi avant d’avoir eu des problèmes avec. C’est vrai, la police suit la loi et celle-ci a été rédigée dans le but de servir les intérêts de tous, pour que les Hommes puissent vivre en communauté. Replié sur moi-même, je demande timidement à mon interlocuteur.

« Sensei…Vous dites que vous n’aimez pas la police….Est-ce que vous avez eu des problèmes avec elle ? »

Si elle répond positivement, alors sa déclaration prendra tout son sens. Je ne m’attends pas vraiment à ce qu’elle m’explique sa vie de fond en comble, mais je veux juste que ma curiosité soit comblée par une réponse satisfaisante. Je n’ose pas regarder mon professeur de langues, de peur de croiser un regard sévère ou des traits durcis. Si je me permets de telles libertés, c’est bien parce que les vacances approchent et avec un peu de chance, je suis tellement discret qu’elle aura tout oublié après les congés estivaux.

Au comble de la joie, Judikaël enleva ses derbys anglais qu'elle appréciait tant du bout des orteils pour les faire valser sous le bancs, et caressa l'herbe verte de la plante de son pied. Le frissonnement de la vie, légèrement humide, lui chatouilla doucement le talon, mais cette fraîcheur compensait étouffement de son pull à col roulé, et ça suffisait amplement à son bonheur. Elle poussa un discret soupir de satisfaction tout en gardant l'air le plus calme possible pour sa façade de professeur. Il fallait vraiment qu'elle pense à acheter de nouveaux vêtements, dés que sa paye lui permettrait. Ce pull était le seul vêtements qui cachait suffisamment sa maigreur et le peu de forme féminine qu'elle avait encore. Elle avait conscience d'être maigre, trop maigre, et que ça pourrait lui jouer des tours, mais son obsession de vouloir devenir un homme l'empêchait de retrouver l'appétit. Oui, il faudrait qu'elle utilise le prénom Joshua pour ses futurs rencontres. Enfin, la mode japonaise était plutôt large de base, elle devrait pouvoir trouver des vêtements d'été ample qui cacheraient tout aussi efficacement son corps.

La question du garçon à son côté la fit sursauter. Elle aurait pu rester interdite et l'envoyer balader pour avoir osé poser une question aussi intime et sujette à controverse à son professeur de langue. Mais son petit air gêné la stoppa dans son geste, au comble de l'attendrissement. Décidement, elle ne pouvait s'empêcher de se rapprocher ainsi de ses élèves.
La réponse était oui, évidemment. La prof gouine pédophile, c'est comme ça qu'elle était connue en France, et la "justice" ne s'était pas embêté à cacher son nom aux médias. L'errance, l'impossibilité de louer une chambre ou de trouver du travail. La rue. C'était à cause de la police qu'elle avait dû subit ça. Tout le monde connaissait l'histoire, et il était effrayant qu'elle ait pu acquérir une telle célébrité auprès des médias. Heureusement, on ne la reconnaissait pas dans la rue, et aucune photo n'avait vraiment filtré, on ne l'avait pas frappé ou quelque choses de ce genre. Et puis, elle avait bien réussie à louer une chambre sous un faux nom et se faire engager dans cette école à l'autre bout du monde. Mais encore, si la police n'avait fait que ça, elle serait loin de leur en vouloir, elle, une adulte sereine et si peu rancunière.

Non, pire que tout, la loi française lui avait retiré sa Lola. Son souffle de vie, son espoir et son amour. Sa fille chocolat n'existais plus qu'en rêve, et devais vivre un enfer bien plus insoutenable que celui que Judi a pu vivre. Tout ça parce que cette justice a fait respecter les lois qui condamne une relation, même consentie, entre un professeur et son élève, même de 15 ans. Quelle chaleur à l'évocation de son nom. Lo qui claque sous la langue, La comme le refrain d'une chanson douce. Une peau délicieusement veloutée, un grain de peau comme un vase de porcelaine tout prêt à se briser.
Fébrile Lola. Passion Lola. Lo dans la salle de classe, La avec ses parents, mais toujours Lola dans les bras de son interdite amante.

« Ça reste entre nous. » souffla-t'elle à son élève, un doigt sur la bouche et mimant un clin d'oeil, sur un air de confidence.

Parfois des implicites valent mieux que de longs discours de justification. En une phrase, la jeune femme a renversé tous les aprioris que j’avais sur elle, dans ma tête…elle était ce genre de femme fragile et docile qui n’a jamais osé enfreindre les règles, même si elle en avait très envie. Je ferme les yeux quelques secondes, où est-ce que j’avais appris à la juger comme ça ? Pendant les heures de cours très certainement, c’est parce qu’elle se fond dans son rôle de professeur attachante, un brin timide que je n’aurais jamais pensé qu’elle ait eu des soucis avec les forces de l’ordre. Respirant une grande bouffée d’air comme pour essayer d’avaler difficilement la confession que Mlle.Coda vient de me faire, je finis par laisser échapper quelques mots de ma bouche, de simples paroles qui se perdent à la vitesse du son…340 m/s, si rapides et pourtant, certaines restent dans notre mémoire pour l’éternité.

« Peut-être que vous avez fait quelque chose de mal alors… »

Ma voix laisse sous-entendre une infinité de possibilités pour la suite de ma phrase. Les paupières toujours fermées pour ne pas avoir à affronter le regard de l’enseignante, je trouve enfin l’inspiration pour terminer ce que j’ai commencé. Au moment où je prononce ces mots, un léger sourire espiègle se dessine sur mon visage habituellement dépourvu de toute expression faciale.

« …mais ce n’est pas comme si j’en avais quelque chose à faire. Alors ne vous inquiétez pas, ça restera entre nous. »

Oui, c’est tout à fait mon genre, de faire ces remarques là. Après tout, ne suis-je pas quelqu’un de passif ? Lentement, je rouvre les yeux et porte mon attention sur l’herbe verdoyante dansant au gré du vent. Le bien, le mal, n’est-ce pas l’invention de notre seule conscience au final ? Comme pendant le cours de philosophie, je ne peux m’empêcher d’y penser, est-ce vraiment un privilège d’être pourvu d’une conscience ? Ne nuit-elle pas à notre liberté ? Je secoue rapidement ma tête afin d’en faire sortir mon raisonnement, ce n’est pas vraiment le moment de penser à ça. Après une telle discussion avec mon professeur de langue, je me sens plus…proche d’elle ? Je ne sais pas si c’est le mot approprié, mais je crois que j’ai compris quelque chose aujourd’hui : on ne juge pas un livre à sa couverture, tout comme on ne juge pas une personne à son apparence et son attitude générale.

C’est sûr maintenant, après les vacances d’été je ne la verrai plus jamais comme avant. Au final ce n’est peut-être pas si mal, et je sais désormais que je peux compter sur elle le jour où j’égare malencontreusement mes notes ou si je me suis endormi sur mon bureau alors que l’objet du cours porte sur une tragédie qui ne m’intéresse guère, je pourrai toujours lui poser des questions plus…concrètes à la fin. Je jette un rapide coup d’œil sur ma montre, cela fait déjà une demi-heure que nous sommes en train de discuter à vive voix sur des sujets aussi variés que possibles, tantôt notre conversation semble animée, tantôt…silencieuse, un peu comme maintenant. Je peux comprendre ce sentiment, j’ai découvert quelque chose qu’un élève n’est pas censé savoir. Afin de rompre le silence pesant sur nos têtes telle une épée de Damoclès, je lui demande sur un ton innocent.

« Au fait…Pourquoi avoir choisi le Japon ? »

HRPG : Désolééé pour le retard, vraiment.

Sans surprise, Hisaka était étonné de la déclaration de la jeune femme, et elle jubilait intimement à cette pensée. Qui l'eut cru ? Un petit brin de femme comme elle ? Qu'il était loin le temps où elle avait peur de sa rentrée dans ce lycée des quartiers difficiles. Qu'il est lointain le temps des visages hautains et du mépris ! Une femme forte et sans peur se tenait fièrement sur son banc, fière de… D'avoir surpris son élève ou de s'être comportée comme une délinquante ?

« Peut-être que vous avez fait quelque chose de mal alors… »

Jamais. Pas un seul instant, pas une seconde et pas une infime mathématique partie ridicule de temps après son interrogatoire, Judikaël avait eu la sensation d'avoir fait quelque chose de mal. Avant, bien sûr. Après, jamais. De l'amour, rien de plus. Depuis quand condamnent-on ceux qui font l'amour ? Allez voir côté guerre ! Cessez d'emmerder les jeunes gens épris, transportés par les douces sensations d'un amour bourgeonnant. La jeune prof n'avait pas fait la guerre, elle avait fait l'amour, et ça, ce n'était pas une mauvaise chose. Jamais Lola n'avait été contrainte, peut-être même que l'inverse était vrai ! Que ce souvenir est doux à l'esprit de la grande Judi. Quelle allégresse transporte son cœur en repensant à ce regard mesquin. Même à des centaines de milliers de kilomètres, elle restera toujours en terres "Lola". Lola d'or, Lola de terre et Lola de feu.

« …mais ce n’est pas comme si j’en avais quelque chose à faire. Alors ne vous inquiétez pas, ça restera entre nous. »

Elle ne pouvait pas avouer qu'elle se contrefichait de l'avis du bonhomme. Il était même étonnant de remarquer à quel point tout rapprochement à Lola, même le plus lointain, même le plus infime, même le plus fébrile ou le plus misérable mettait la jeune femme dans un état de rêverie, de nuage et d'étoile. En fait, d'un point de vue rationnelle, elle devrait même se méfier du garçon au regard intelligent, qui pourrait bien faire sauter ses grands espoirs de fleurs cerisiers. Comme s'ils n'existaient plus. Comme si Lola était le seul univers où il lui était permis d'exister.
Faut que j'arrête de penser à elle.

« Eh bien je t'en remercie Hisaka. De toute façon je parle trop. »

Vraiment, il allait falloir y aller. Le vieux matou attends sûrement sa ration, elle aussi ne cracherait pas sur un casse-dalle. Et puis, elle devait avoir reçue des réponses à quelques mails pour trouver un logement. Oh, et pourquoi des ramens ce soir ? Et quelques Gyoza. Judikaël avait envie de Gyoza. Vraiment. Cette idée allait la hanter encore plus profondément que les petites annonces, marcher pieds nus dans l'herbe ou une quelconque discussions avec un élève un peu trop curieux. Elle avait déjà sous la langue un fantomatique goût de galette de riz fourrée et grillée avec un peu de soja. Pourquoi c'était considéré comme de vulgaires accompagnement ici ? Est-ce que les japonais se rendaient compte que les repas les plus bons marchés, ou leurs amuses-bouches seraient des plats de notoriété divine en occident ?

« Au fait…Pourquoi avoir choisi le Japon ? »

Elle en avait presque oubliée l'existence du jeune homme.

Mais tu crois sérieusement qu'on choisit ce genre de choses dans la vraie vie ?

La jeune femme ravala sa phrase juste à temps. L'envie de Gyoza lui faisait oublier la courtoisie.

« Pour les cerisiers je pense. »

Réponse la plus cliché possible, ça c'est fait.

« En fait, ma mère était japonaise. Je tiens beaucoup de mon père, je sais que je fais pas vraiment métisse. On a pas tous la chance de vivre au pays des gyoz… cerisiers !
D'ailleurs, désolée de te demander ça, mais j'aimerais me dépêcher d'aller les contempler. Au moins avant qu'il fasse nuit. Tu es à l'internat ? On a beaucoup trainés, tu vas pas te faire disputer ? »

Je dois dire que je suis assez impressionné par la manière dont cette femme – que j’avais jugé comme étant timide et renfermée sur elle-même – s’est aussi vite ouverte à moi, un simple lycéen, son élève avec qui elle n’a pas de relation spéciale ou quoique ce soit. Ne craint-elle pas que je sois un hypocrite qui va balancer ses propos à qui veut l’entendre ? D’un côté ce serait plutôt stupide de faire ça, je n’ai pas de preuves et je ne connais pas le détail, c’est sans importance. Et puis je ne suis pas le genre de personne qui balance des informations sur les gens, encore moins par pur plaisir de nuire. Au contraire, je suis une tombe quand il s’agit de garder un secret. Néanmoins, je n’arrive plus à regarder l’enseignante comme il y a quelques minutes à peine, alors que nous parlions d’un roman étudié en classe. Je tente de me rassurer en me disant que si elle a été acceptée en tant que professeur ici, c’est que l’incident n’était sûrement pas aussi grave que l’on puisse le faire croire.

Les médias gouvernent notre société actuelle, ils la façonnent à leur image et regardent les moutons s’offusquer de la moindre réaction non-conventionnelle. Et cerise sur le gâteau : ce stratagème fonctionne très bien. Pour qu’une personne ait envie de fuir son pays, il faut qu’il y ait un élément déclencheur. Dans le cas de cette jeune femme, ce sont très certainement ses problèmes avec les forces de l’ordre qui l’ont contraint à venir au Japon. Et après ? Je suppose que l’histoire a été ébruitée un peu partout, jusqu’à ce qu’elle se chasse elle-même et passe la frontière. Mlle Coda serait-elle une sorte de Tybalt dans le fond ?

Une feuille tombe alors de l’arbre, symbolisant à la fois la fin d’une histoire et sa renaissance future. Le passé se détache de notre présent, mais nous en avons besoin pour bâtir notre futur. Jolie leçon de vie, n’est-ce pas ? Cette réflexion imagée prend forme dans ma tête, à l’instant où mon professeur m’explique ses origines, encore une fois…Elle en dit trop. Un léger rire moqueur s’échappe de ma gorge, c’est vrai, nous avons beaucoup discuté aujourd’hui, plus que je ne m’y attendais. Serait-ce une excuse ? Aller contempler les cerisiers ? Est-ce que même les adultes me prennent pour un enfant ennuyant ? Ou peut-être qu’elle pense qu’en restant plus longtemps avec moi, elle en dévoilera encore plus sur sa vie. Impossible de le savoir, je ne suis pas dans sa tête après tout, sinon je saurais déjà quels méfaits elle a pu accomplir.

« Je suis interne, oui. »

Mon regard se tourne vers le ciel teinté à la fois de bleu et d’orange, annonçant le crépuscule. Autour de nous les élèves ont disparu, autour de nous tout est soudainement devenu terne, c’est comme ça que je l’ai su, que c’était l’heure de partir. Je me lève du banc que nous occupons depuis un certain temps, puis commence à partir avec un bras tendu vers le haut, les cinq doigts de ma main droites étendus en sa direction.

« Bonne soirée, sensei. »

Et même si je la reverrai demain, je sais que ça ne sera pas pareil. Une fois la discussion achevée, je redeviendrai cet élève vautré sur son pupitre au fond de la classe, celui que personne ne remarque sauf le jour des examens, un lycéen parmi tant d’autres dans cette académie. Les discours sont éphémères, les écrits restent, c’est en rentrant vers ma chambre d’internat que je me demande si c’est pour cette raison qu’elle conserve ce petit carnet de notes. Je m’affale sur mon lit, les bras étendus sur mon matelas, ne pensant qu’à une seule chose, une couleur bien particulière. Green comme le gazon en plein été, comme ce cahier rempli de souvenir, comme les bourgeons annonçant le renouveau.

» Thé ou café ? [Judi]
» Retrouvailles [PV Elora] (Terminé)
» Pas de précipitation [TERMINE]
» Dog Days Are Over [Terminé]
» What I've done [PV Satoshi][Terminé]