Le retour du Roi des démons [PV Hisaka]

Depuis combien de temps est-ce que je travaille déjà ? Peut-être trois heures, ou quatre sans interruption. Il faut dire que les bars huppés de ce quartier atteignent un niveau de fréquentation largement supérieur aux autres, durant la saison touristique. On pourrait croire que durant l’été, la ville serait morte et vide, en sachant qu’elle est majoritairement peuplée d’étudiants du campus, mais il faut croire que la mairie fait tout pour attirer les gros portefeuilles. Entre les spectacles sur la plage, la construction de nouvelles infrastructures, Keimoo a tout pour plaire à ces nouveaux bourgeois friands de nouvelles expériences à raconter à leurs amis. Et le reste, cela se fait par bouche à oreille. C’est donc grâce à cette population que je peux vivre cet été. Après avoir joué le rôle d’un lutin dans un centre commercial cet hiver, me revoilà sous un nouveau jour, en tant que serveur cette fois-ci. Le rythme est difficile à tenir pour quelqu’un ayant peu d’expérience dans le domaine, mais on s’y fait finalement, le plus dur étant de rester debout et d’accueillir les clients avec le sourire, même s’ils sont désagréables ou si vous avez mal. Les chevilles trop endolories pour continuer, je finis par m’accouder au niveau du bar en jetant mon torchon sur ce le comptoir.

« Je prends une pause, dix minutes. S’il-vous-plaît. »

La gérante m’adresse un sourire compatissant et me tapote gentiment sur l’épaule, me signalant ainsi qu’elle accepte ma requête. Je suis complètement lessivé, et il me reste encore une heure et demi à tenir comme ça, mon corps me dit que je n’arriverai pas à tenir, mais ma tête le raisonne. J’ai besoin de ce fric. Pour ne pas faire mauvaise impression devant les nouveaux clients qui arrivent par groupe, je me rends dans la « salle de repos » qui est en fait une pièce avec quelques chaises disposées autour d’une table bancale. Décidément, tous les bénéfices passent dans les rénovations du bar lui-même, au détriment du confort des employés. Lorsque mon fessier atteint la chaise, lorsque mon dos se colle lourdement sur le dossier, mes muscles se détendent, je peux enfin souffler…pour quelques minutes à peine, mais c’est toujours ça de gagné. Ce qu’il y a de bien dans cet endroit, c’est qu’il est assez isolé au niveau des sons, par rapport à la salle principale où a lieu une soirée karaoké – bien animée donc – et mes oreilles peuvent enfin se reposer de tout ce brouahaha.

Cinq minutes encore, je suis venu ici pour reprendre mes esprits et finalement je ne peux pas m’empêcher de penser, toujours plus vite. Je ferme les yeux, essayant de forcer la détente, mais elle ne vient pas à moi, et je continue de stresser comme ça, ne pouvant me résoudre à oublier que ma pause va bientôt toucher à sa fin. Au final, je ne sais pas si c’était une bonne idée, de m’arrêter en  plein service. Je peine désormais à retrouver la motivation. Allez, Hisaka. Mes jambes de déplient presque naturellement, mais je manque de tomber en avant, un peu étourdi par ce mouvement brusque. Je m’appuie contre la table, mes bras tremblants, je prends une grande inspiration avant de rejoindre ma patronne qui, sans m’adresser un regard, me fait glisser un plateau avec des boissons. Pas le temps, ni l’occasion de souffler, je le prends sur mes bras et pars distribuer les cocktails à une table du fond. Pour une raison que j’ignore, la foule est en plein délire.

« Pardon, excusez-moi. »

La plupart des gens présents dans l’assemblée m’ignorent royalement, trop occupés à filmer je ne sais pas trop qui sur la scène avec leur téléphone portable. En tout cas, je peine réellement à me frayer un chemin, et quand j’arrive à destination, la table est vide, ses occupants sont allés rejoindre la scène à leur tour sans doute. Je dépose quand même les boissons, ne me préoccupant pas spécialement de ce qu’il se passe autour de moi. En tout, il va falloir rebrousser chemin maintenant, et ça ne va pas être un jeu d’enfant. Devoir se coller aux gens, sentir les odeurs que leur corps dégage, comme c’est désagréable. Après avoir esquivé une adolescente criant d’excitation, je finis par revenir au comptoir où la gérante de l’établissement semble tout aussi stupéfaite que moi, mais peut-être pas pour les mêmes raisons. Voyant qu’il n’y a pas eu de commande supplémentaire depuis mon départ, je me permets de lui lancer d’un ton plaisantin.

« Je ne savais pas que vous aviez engagé quelqu’un pour faire l’animation ce soir. C’est peut-être pour ça qu’il y a autant de monde.
- C’est…c’est Diamond ! Oui, c’est elle ! »

Daya-quoi ? Je hausse les épaules, je suis visiblement exclu de ce cercle d’initiés à la musique. Aussitôt des cris s’élèvent, hurlant à pleins poumons le nom de la personne présente sur scène. Cette ambiance euphorique finit même par ramener d’autres personnes à l’intérieur du bar, sûrement prévenus par leurs amis ou tout simplement des curieux qui ont entendu les cris depuis l’extérieur. En tout cas, de nouvelles commandes sont passées au moment où la mélodie s’arrête, mais – à mon plus grand malheur – les cris ne stoppent pas. Quand la tension redescend, tout le monde rejoint sa place, apparemment en extase. Je profite du départ d’un couple pour débarrasser une table avant d’y installer un nouveau groupe. Si j’en crois mes perceptions auditives, plus personne n’ose reprendre le micro après cette performance. Bah, ce n’est pas comme si j’allais m’en plaindre. Alors que je récupère des verres vides et nettoie la table d’un coup de torchon, mon regard se retrouve attiré par la personne que l’on acclame depuis plusieurs minutes.

Une blonde, aux mèches roses. C’est une fille que je ne supporte pas, le genre de personne qui me donne envie de fuir dans mon univers imaginaire, une jeune adulte que je n’espérais plus revoir depuis la cérémonie de remise des diplômes du lycée. Désirée Ma-quelque chose, une de mes anciennes camarades de classe. Alors c’est elle Daya-truc ? Ravi de le savoir. Je romps aussitôt le contact visuel et fais demi-tour, la soirée est déjà suffisamment mouvementée pour avoir envie de me prendre la tête avec quelqu’un de son genre. Les bras collés à mon torse, je m’empresse d’installer les nouveaux arrivants avant de déposer les verres au bar, prendre des commandes. Tout ce cirque dure une bonne dizaine de minutes, jusqu’à ce que ma patronne me fasse signe de venir lui parler un peu en retrait. Je salue les clients en récupérant leur commande, laisse cette dernière à ma collègue avant de rejoindre la femme aussi gentille qu’autoritaire.

« Rika-san. Il y a un peu trop de gens qui tournent autour de Diamond sans rien consommer. Allez les rappeler à l’ordre, s’il-vous-plaît. »

J’essaie de me défaire de cette tâche en lui adressant un regard suppliant, mais rien à faire, elle a déjà pris sa décision. Qu’est-ce que je suis exactement ? Un serveur ou un videur ? Je prends mon courage à deux mains, traverse la salle avec un regard vide. Je n’ai pas peur, je ne vais pas avoir d’ennuis cette fois, je suis un employé, j’ai un droit sur eux, je…. Toutes les connexions de mon cerveau semblent se défaire au moment où j’arrive au niveau de la table de Désirée, bien entourée par plusieurs hommes et femmes. Je ne sais pas ce que tous ces gens ont avec cette fille, s'ils la connaissaient un peu plus, ils ne réagiraient pas comme ça, j'en suis sûr. Les poings serrés, j’annonce à voix haute.

« Si-si vous n’êtes pas venus consommer, alors vous n’avez rien à faire i-ici. »

Bien sûr, je n’ai pas pu m’empêcher de bégayer au moment où les regards se sont tournés vers moi, mais au moins…Je l’ai dit, c’est l’essentiel non ? Un groupe plutôt raisonnable échange quelques regards avant de saluer Désirée et sortir du bar, d’autres cherchent une place sans quitter la jeune femme des yeux, comme s’il s’agissait d’un morceau de viande très prisé ou quelque chose du genre. Ce soir, personne n’est venu me chercher la bagarre…mais c’est peut-être à cause de mon badge qui indique que je fais partie du personnel. Une fois que toute la foule s’est dissipée autour de la blonde, je me tourne vers ma patronne qui m’adresse un sourire éclatant en levant le pouce. Je lui réponds, bien timidement, mais plutôt content de moi, avant de revenir vers l’ex-lycéenne.

« Tu…Vous voulez un rafraîchissement ? »

Diamond, les gens autour n’ont presque que ce mot à la bouche, et ils nous observent désormais. Cette nana, en quelques instants, le temps d’une chanson, elle a su captiver le regard de toute la foule. Dans un soupir, je lâche quelques mots qui m’étaient destinés, mais qu’elle a peut-être entendus, du coup.

« Ma foi, t’es quoi ? Une animatrice d’un télé-crochet ? »