Un nouvel éveil [& Hisaka]

Nous avions convenu de nous voir aujourd’hui, trois jours après mon arrivée sur Keimoo. En vue de mon état le matin du second jour, je me suis béni d’avoir prévu un temps de repos. Ainsi, c’est en début d’après-midi que j’ai reçu un mail de Mei, me donnant les coordonnées exactes de notre lieu de rendez-vous. Elle a emmené son fils avec, a-t-elle précisé dans le message. Je lui ai alors demandé si je pouvais prendre ma nièce de trois ans et demi avec moi, ce qu’elle accepta avec joie.

Ma sœur, désireuse de se changer les idées, ne se fit pas prier pour prendre un peu de bon temps à la campagne. Elle n’avait jamais vraiment eu l’occasion de visiter ce quartier rural. Amani était l’un des seuls quartiers à ne pas avoir subi trop de changements depuis mon départ, le seul à ne pas avoir trop souffert du départ des grandes entreprises et celui qui reste le plus sécurisé pour y emmener un enfant.

Après avoir préparé un petit sac avec le nécessaire pour occuper Junko (peluches, cahiers de coloriage, crayons et cubes en plastique), nous nous dirigerons vers ma voiture stationnée en bas de l’immeuble. Yuuko s’occupe d’installer la petite à l’arrière alors que je prends le volant. Quelques minutes plus tard, toutes les portières se ferment, les ceintures se clipsent et nous démarrons. Une fois sortis du centre-ville, j’active la conduite automatique jusqu’au lieu de rendez-vous et retourne mon siège pour jouer avec ma nièce le reste du trajet. La technologie fait des merveilles ces temps-ci.

(…)

Nous n’avons pas de mal à trouver une place pour nous garer devant la petite enseigne et sortons alors rapidement à l’extérieur où je repère déjà le visage familier de mon amie à la fenêtre. Je lui adresse un rapide signe de main puis me retourne afin d’attraper Junko et la passer par-dessus mon épaule sous le regard consterné de ma sœur aînée. Nous entrons ainsi dans le café, pas très grand, mais chaleureux. Une serveuse nous accueille poliment et nous montre une table libre, mais je la devance et lui répond que nous sommes déjà attendus.

« Bonjour Mei, bonjour Sora. »

Dis-je doucement en déposant ma nièce à terre pour saluer le petit bonhomme qui me regarde à moitié enthousiaste, à moitié terrifié, avant de tourner la tête en direction de sa mère dont il cherche l’approbation. Ma sœur se charge de faire les présentations entre les deux enfants alors que je prends place sur la banquette face à Shiozaki-san. Je l’examine d’un rapide coup d’œil. La forme change, mais le fond reste, me dis-je en constatant que ses cheveux sont bien plus courts que lors de notre dernière entrevue. Depuis combien d’années ne nous sommes-nous pas vus ?

« On va attendre encore quelques années avant de faire le concours sur qui colorie le mieux. »

Je laisse échapper un rire amusé en pointant de l’index le cahier de coloriage de Sora. Doreamon vert, ça demande de l’imagination. J’attrape ensuite la carte du café, laissée sur la table, le temps que ma sœur et Mei échangent des salutations. Mon choix fait, je fais tourner la carte et attends que tout le monde choisisse avant de commander auprès de la serveuse qui s’est approchée de notre table.

« Deux thé au matcha, un lait à la vanille et un assortiment de mochis. »

La jeune femme finit de prendre ses notes avant de faire demi-tour en direction du comptoir. Je tourne alors mon visage vers Mei, dont je trouve l’air un peu fatigué aujourd’hui. Un sourire se dessine sur mes lèvres.

« Alors, sensei. Comment ça se passe avec tes classes ? »

Dix ans plus tôt, je n’aurais jamais imaginé Mei enseignante. Non pas que je ne la pensais pas assez qualifiée, mais plutôt parce qu’elle me semblait déterminée à suivre la voie de son père en suivant des études en sciences politiques. Comme quoi je ne suis pas le seul à avoir subi un revirement au cours de mes années d’université. En tout cas, c’est un soulagement qu’elle puisse s’épanouir dans ce qu’elle fait aujourd’hui.

Le temps que la discussion s’anime un peu, la serveuse est déjà de retour avec nos consommations. Je la remercie et glisse un billet ainsi que quelques pièces sur son plateau : pile le prix de notre commande. Durant un instant, je laisse mon regard s’échapper au travers de la fenêtre pour y apercevoir une église en ruines au loin. Dire que je ne ressens pas un pincement au cœur en pensant à la soirée que j’ai passé à la couvrir de graffitis serait mentir. Il n’y avait pas que moi, ce soir-là. Mais je suis maintenant le seul à admirer notre œuvre transformée par le temps. On me l’a décrite comme étant très occupée ces derniers mois, alors qui suis-je pour refaire irruption dans sa vie maintenant.

« Je t’avoue que tu es la seule personne que j’ai prévu de voir sur Keimoo, je n’ai plus vraiment de contact avec les gens, ici.  »

Quelques échanges suffisent à nous mettre à l’aise, malgré le fait que nous ne nous soyons pas vus depuis la fin de nos études. Il y a tant de choses que nous aurions à nous dire, tant de questions que l’on pourrait se poser, c’en est presque difficile de choisir, mais je finis par opter pour la solution la plus évidente pour deux personnes de nos âges : parler du travail. Si j’ai décidé de rompre avec le traditionnel « métro – boulot – dodo » en me lançant en tant que travailleur indépendant, la vie de Mei est sans aucun doute beaucoup plus dictée par la routine que la mienne.
Les premiers examens arrivent, me dit-t-elle alors qu’on me sert ma commande à table. Je laisse échapper un rire amusé lorsque qu’elle se confie sur ses premières années d’enseignement, et sur les difficultés qu’elle a connu pour trouver sa place dans la classe. A l’issue de son discours, je hoche la tête et conclus cette partie de la discussion d’une phrase.

« On sous-estime beaucoup le rôle de l’enseignement de nos jours, faut croire. »

Un écho retentit, je peux presque entendre ces mots dans la bouche de mon père, quinze ou vingt ans auparavant, lors des rares moments de repos qu’il passait devant la télévision, à regarder les informations. Apparemment, c’est quelque chose d’humain, de critiquer l’époque dans laquelle on vit et regretter son enfance.
J’attrape un mochi sur le plateau déposé quelques instants plus tôt par la serveuse et fait un rapide tour de table pour que chacun en prenne un. Cela laisse assez de temps à Mei pour me retourner une question sur mon activité de vidéaste. Mon prochain vlog ? J’avoue ne pas m’être encore décidé. Après tout, je suis encore en train de tourner l’actuel. Je me contente donc de hausser les épaules et prends quelques secondes pour y réfléchir plus sérieusement. Yuuko peut bien occuper la discussion pour moi pendant ce temps.

« Oui, bien sûr. Je le suis aussi sur ses réseaux sociaux, pour m’assurer qu’il va bien. A l’époque, c’est moi qui faisais mes études à l’étranger alors je ne réalisais pas très bien à quel point on pouvait s’inquiéter pour un proche qui va vers des horizons inconnus…mais maintenant il a intérêt à faire une story par jour sinon je le bombarde de messages !  »

Nous rions tous les deux, et par imitation, Junko se met elle aussi à éclater d’un rire cristallin, attirant l’attention des quelques autres clients du café. Une fois calmés, je reprends la parole, pour répondre à la question que Mei m’a posée un peu plus tôt.

« Qui sait où le vent me portera une fois que j’aurai, encore, quitté Keimoo. La dernière fois, j'ai bien atterri à Kyoto. »

Dis-je en faisant référence à la fin de mes études qui m'ont amené à rejoindre la 2ème plus grande ville du Japon pour travailler. Etant célibataire, sans enfant et avec un travail flexible, on ne peut pas dire que beaucoup de contraintes pèsent sur mes épaules. Autrefois enraciné dans la ville de Keimoo, je n’aurais jamais pensé être aussi libre dans la vie professionnelle.

« Si les subventions me le permettent…peut-être que j’irai en Europe. »

Ma sœur ayant fait une partie de ses études en Europe centrale et son ex-mari étant suédois, je dois dire que les paysages me tentent beaucoup. Et puis…il est peut-être temps de voler hors de l’Asie.
N’ayant pas plus de détails à fournir à l’heure actuelle, j’enchaîne sur un autre sujet, laissant un vent de nostalgie envahir mon esprit en repensant à toutes les personnes avec qui j’ai perdu contact en quittant cet endroit. Mei semble plutôt surprise d’être la seule prévue sur mon agenda. Les choses sont pourtant plutôt claires pour moi. J’ai beau m’être fait un nom sur la toile, dans le fond je reste quand même un solitaire.

« Pour être honnête, je ne sais même pas si les adresses mails des gens que je côtoyais à l’époque sont encore d’actualité.  »

Je marque une pause pour boire et trouver mes mots. Je ne veux pas qu’elle pense que j’ai des regrets par rapport à ça. Non, pour moi la situation n’est en rien dramatique : le temps est passé, les souvenirs restent, mais nous sommes tous (pour la plupart) allés de l’avant, séparément. Comme une courbe et sa tangente en un point, nous nous croisons, puis empruntons des chemins différents.

« En effet, ça serait compliqué de faire une réunion des anciens. Autant pour l’académie que pour les dits anciens élèves. Peu de gens ont envie de revenir ici, même pour une nuit. »

Sur les genoux de sa mère, la petite Junko commence à s’agiter et au bout de quinze longues secondes de lutte, elle finit par focaliser son attention sur Sora, comme si elle venait de réaliser sa présence. Les deux enfants se fixent, et nous retenons notre souffle, craignant probablement qu’une crise éclate entre eux. C’est Yuuko qui mettra fin à cette bataille silencieuse, en mettant sa peluche préférée dans les bras de sa fille, qui semble tout à coup oublier le monde qui l’entoure. Un soupir mêlé à un rire gêné se fait entendre autour de la table, avant que nous reprenions notre discussion.

« Et toi ? Encore des contacts de la fac ? Peut-être en tant que collègues maintenant ?  »

Ma sœur s’empresse alors d’ajouter son grain de sel, adressant un clin d’œil à mon amie :

« Mei-san, tu n’aurais d’ailleurs pas une collègue à présenter à mon frère ? J’ai déjà essayé, impossible de le caser avec qui que ce soit. Il a déjà 32 ans, je ne sais pas si je vivrai assez vieille pour assister à son mariage…
- Je suis un homme libre, madame.  »

Ai-je répondu avec humour, habitué aux taquineries de mon aînée au sujet de mon incapacité à me caser. Ce n’est pas comme si j’avais réussi à le faire pour du travail, alors m’imaginer avec quelqu’un, voire lui passer la bague au doigt… Et ce n’est pas comme si j’avais déjà eu une vraie histoire sérieuse, depuis 10 ans. Je laisse échapper un soupir et reprends une gorgée de thé. Chacun avance à son rythme, après tout.