| “ Tu veux passer ? J’m’ennuiiiiiie ! ” |
Je souris au message de Jun. Certes, il habitait deux étages plus bas, mais depuis que nous avions tous les deux emménagé aux Golden Floors, c’était à peu près comme si nous étions voisins de palier - et ça n’était pas pour me déplaire. Pour lui comme pour moi, la limite entre nos deux appartements était devenue complètement floue, et les autres résidents avaient l’habitude de croiser l’un ou l’autre, en chaussettes et tenue d’intérieur, dans les escaliers qui faisaient davantage office de couloir entre nos deux chambres.
| “ Dans une demi-heure, ça te va ? Le temps que je me motive. ” |
J’ignorai sa réponse (“Il te faut de la
motivation pour descendre deux étages ?!”), et m’enfonçai un peu plus dans mon canapé, resserrant ma prise sur le mug de thé chaud que je venais de me faire. C’était mon premier jour de congé depuis une éternité, et je comptais bien en profiter autant que possible - c’est à dire en ne faisant rien du tout. Mais Jun avait raison : quitte à ne rien faire, autant le faire à deux.
M’étirant comme un chat, je finis mon thé d’une traite, en faisant une grimace quand le liquide trop chaud me brûla le bout de la langue. A mi-chemin du coin cuisine de mon grand salon à l’américaine, je me figeai, tendant l’oreille ; n’avais-je pas entendu un bruit sur le palier ? Je restai immobile un bref instant, curieux : il n’y avait guère de passage à cet étage, et encore moins à cette heure-ci. Seul le silence me parvint cependant, et je haussai les épaules, vaguement déçu.
Je n’eus de toute façon pas l’occasion d’aller vérifier puisque, en bon maladroit que j’étais, le mug m’échappa des mains pour aller se briser en mille morceaux sur le carrelage clair.
“
Merde ! ” lâchai-je en français.
J’enjambai le désastre pour aller m’emparer d’une balayette et d’une pelle sous l’évier, et partis à la chasse aux éclats de porcelaine.
“ C’était ma préférée… ” pestai-je en contemplant les débris, dépité.
Sans trop savoir pourquoi, je me sentis soudain inquiet, et poussai un soupir, énervé par mon propre sentimentalisme (c’était juste une foutue tasse, merde !). Mon regard tomba alors sur la porte, et je sentis mon estomac se nouer. Et si… ?
Je secouai la tête, encore plus énervé. Allons bon ! Si je commençais à me baser sur les superstitions japonaises, je n’étais pas rendu.
Je me donnai une claque mentale et, pour me prouver que je n’avais aucune raison de m’inquiéter, j’allai ouvrir la porte en grand, et me retrouvai nez à nez avec le mur d’en face.
J’eus un petit rire, comme pour me moquer de moi-même mais, alors que je reculais pour refermer la porte, mon regard tomba sur une enveloppe laissée là, au milieu du couloir. Je devinai aussitôt qu’elle avait dû être glissée dans l’encadrement de la porte et qu’elle était tombée quand j’avais ouvert, et c’est avec appréhension que je me baissai pour la prendre.
Comme s’il avait déjà compris, mon coeur s’emballa tandis que je découvrais le simple mot, écrit à l’encre noire, sur le dessus de l’enveloppe.
“ Goodbye ? ”
Le point d’interrogation avait été souligné deux fois. Lorsque mes doigts tremblants en sortirent le billet d’avion glissé à l’intérieur, je dû m’appuyer sur ma porte encore grande ouverte.
Il n’y avait rien d’autre en dehors du billet, pas la moindre explication, pas même un simple mot, mais je n’en avais guère besoin pour savoir de qui il venait.
Mes jambes se mirent en marche avant même que je n’y pense et, l’instant d’après, je dévalais les escaliers aussi vite que je le pouvais.
“ Sora ! ” criai-je à la volée. “ Attends moi ! ”
Ma gorge me faisait un mal de chien, mais je ne pleurais pas - pas encore.
“ Sora ! ”
A peine mon pied eut-il foulé le hall d’entrée, je sus que je ne le rattraperais pas. Je poussai pourtant la porte cochère de l’entrée, puis restai là, sur le pallier, à bout de souffle, à contempler avec impuissance le flot des voitures qui remontaient l’avenue.
Et dire qu’il avait été si proche, un instant plus tôt - dire qu’il avait été juste là, derrière ma porte, à quelques mètres à peine de moi… Je me mordis la lèvre, presque autant en colère contre moi-même que je ne l’étais contre lui.
Quelques minutes plus tard, j’étais de nouveau dans le hall, assis par terre contre le grand miroir qui recouvrait le mur de droite.
“ T’es qu’un con… ” murmurai-je en regardant une deuxième fois le billet. “ Doublé d’un sale gosse… ”
Mon ventre se tordis alors d’inquiétude, tandis que je réalisai que seul quelque chose de grave aurait pu le pousser à partir sans prévenir. Je passai une main dans mes cheveux, avant de me masser brièvement les tempes, et ramenai mes genoux contre moi.
Le 3 Octobre 2014. C’était un aller simple. Je savais bien ce qu’il voulait dire, ce billet. Même s’il n’y avait pas de billet de retour, Sora savait que c’était parfaitement dans mes moyens de me le payer moi-même dans le cas où je déciderais de ne le rejoindre que provisoirement. Mais il disait aussi clairement que si je le souhaitais, je pouvais rester. Ne pas rentrer au Japon, et rester à New York avec lui.
Nous étions le 17 Mai - cela me laissait donc un peu moins de cinq mois pour faire mon choix. Au fond de moi, cependant, je savais qu’une partie de ce choix était déjà faite : que je rentre ou que je reste, je savais que quoiqu’il arrive, je prendrai cet avion le 3 Octobre.
Cinq mois à le savoir à l’autre bout du monde, ça n’était rien comparé à ceux que j’avais passé à le voir tous les jours, entre le vie et la mort. Ça n’était rien du tout.
J’inspirai profondément, en serrant le point pour calmer le tremblement de mes mains, et écrasai d’un geste les larmes qui avaient tenté de se frayer un chemin jusqu’à mes joues encore rougies par ma course effrénée.
Je me relevai lentement, puis entrepris d’envoyer un bref message à Jun.
| “ Tu veux bien venir chez moi, plutôt ? S’il te plaît. ” |
Puis je remontai - en prenant l'ascenseur, cette fois-ci, et refermai sans bruit la porte derrière moi.
Je savais que ces prochains mois n’allaient avoir pour motivation que l’attente du 3 Octobre, mais ça ne me dérangeait pas. Nettement plus serein à présent, j’allais jusqu’à mon bureau et là, je punaisai d’un geste assuré le billet sur le tableau de liège accroché au mur. Bien au milieu, à portée de regard, où que je fusse dans la pièce.
Et je souris.
“ A bientôt, Sora. ”