[Hayden] Le conseiller d'orientation improvisé

Pour les clubs sportifs, la rentrée scolaire s’accompagne de l’évaluation des performances initiales des membres. Le club de natation n’échappe pas à la règle et ainsi, je me retrouve à assurer le bon déroulement des événements depuis l’extérieur des bassins. Deux à deux, les étudiants plongent et effectuent une distance donnée dans la nage qu’ils avaient choisie à l’inscription des chronos. Les groupes s’enchaînent rapidement et la session des 50m papillon prend fin, suivie de près par celle des 50m brasse. Je jette un œil au planning, il reste encore le crawl et les tests d’équipes en relais pour aujourd’hui. Bien, ça ne devrait pas prendre plus d’une heure trente, me dis-je en m’étirant tout en tournant autour du bassin pour suivre les deux premiers à s’être – littéralement – jetés à l’eau.

Il y a de bons éléments cette année, on pourrait bien finir sur un podium national. Cette réflexion m’effleure l’esprit alors que je consulte les meilleurs temps par-dessus l’épaule de l’étudiant chargé d’inscrire les résultats de chacun sur une fiche de progression. Ce n’est qu’après la quatrième session qu’il me demande si je peux le remplacer le temps qu’il aille aux vestiaires. J’accepte sans rechigner et attrape le bloc-notes qu’il me tend. Sa silhouette disparaît quelques secondes plus tard, au moment où la course suivante débute. En attendant les résultats, je surveille deux élèves perturbateurs du coin de l’œil. On dirait que Masamune a trouvé un compagnon de jeu cette année, me dis-je en tentant de me reconcentrer sur la tâche à laquelle je suis affecté. Les iris posés sur les reflets de l’eau, j’en observe les déformations à chaque fois que le bras d’un étudiant semble fendre le liquide en deux.

Deux courses plus tard, Torune me rend mon rôle d’observateur et me remercie pour le service. Ce n’est rien ai-je assuré en restant à ses côtés pour continuer de discuter des performances. Il ne reste plus que neuf huit étudiants à faire passer en 50m crawl. On fera une pause après cette course, pour laisser la piscine libre une vingtaine de minutes pour les échauffements du relais.

« Vingt-cinq quatre-vingt-deux et vingt-cinq quatre-vingt-six ! »

L’écho retentit dans la piscine couverte alors que les antagonistes sortent du bassin après s’être brièvement salués. C’est le moment que je choisis pour me lever et adresser un signe de main à l’étudiant au chronomètre. Il acquiesce d’un hochement de tête pour signifier qu’il a bien reçu mon message avant de crier :

« Pause ! Les relayeurs, vous avez 20 minutes pour vous échauffer. »

Quelques plaintes se font entendre, mais aussi des soulagements. Des groupes se forment pour accéder au bassin, d’autres s’éloignent pour rentrer au vestiaire maintenant que la plupart des chronos ont été donnés. Presque tous, à l’exception d’un garçon que je connais bien. Une tête brune qui fréquente le club depuis plusieurs années, participant à la plupart des compétitions. Serviette sur les épaules, bouteille à la main, je réalise qu’il vient de finir sa course. Je lui adresse un sourire quand il me demande ce que j’ai pensé de son temps de course. Je tourne rapidement la tête vers Torune pour lui demander la fiche de suivi de l’étudiant Shinzou. Une fois entre mes mains, je la parcours rapidement du regard alors que le jeune homme ajoute qu’il a une autre question à me poser.

« Vous êtes plutôt constant par rapport à l’année dernière, cependant je vois que vous êtes déjà passé en dessous des vingt-cinq soixante en compétition. On dirait qu’il vous faut un appât pour que vous nous montriez ce dont vous êtes vraiment capable, Shinzou-san. »

Je marque une pause pour faire la transition avec son autre doléance. Mes iris se posent sur l’horloge du local. Il reste seize minutes de pause alors je pense qu’on a un peu de temps devant nous, même s’il serait peut-être plus raisonnable de décaler cette entrevue à plus tard. Toutefois, voyant l’air hésitant du garçon, je me dis qu’il n’osera peut-être pas me le redemander plus tard. Soit. Je prends une grande inspiration et rends la fiche de suivi de Shinzou à Torune.

« Oui ? De quoi voulez-vous me parler ? »

Les bras pliés sur le torse, j’attends une réponse de l’étudiant. Ne voulant pas interférer dans la conversation, Torune choisit de rejoindre son groupe d’amis un peu plus loin. Nous nous retrouvons donc tous les deux, face aux bassins. Je me rappelle alors que j’ai moi aussi quelque chose à lui dire, au sujet de ce stage d’été dont on m’a parlé lors de la dernière réunion administrative.

« Ah, il faudra que l’on se voit après l’entraînement aussi, dans le bureau du capitaine. Du coup, vous préférez qu’on en reparle après ? »

Parce que malheureusement, rentrée rime aussi avec pressé et malgré toute la bonne volonté que je mets pour être disponible pour mes étudiants, je n’ai pas encore trouvé le moyen de créer de clones de moi-même pour assurer toutes mes obligations. Fais attention, Yoshida m’avait averti mon meilleur ami la dernière fois que je l’ai eu au téléphone, ça commence comme ça, un burn-out.

Parmi toutes les questions que pouvait me poser le jeune homme, je ne m’attendais pas à ce qu’l me parle d’orientation maintenant, pas en début d’année scolaire, pas juste après être entré à l’université. Considérant qu’il ne m’en avait jamais parlé au préalable alors que j’ai un jour été son professeur principal, je me mets à penser que ce doit être important. Ainsi, même si je lui ai proposé que l’on se revoit tout à l’heure, je l’incite à continuer pour me préparer au futur entretien, ce qu’il fait sans plus attendre.

« Comme vous le savez, je sus en cursus sport cette année, avec natation en spécialité… »

J’acquiesce d’un signe de tête tout en jetant un œil vers la grande horloge pour vérifier le temps restant avant la fin de la pause. Je me rappelle également que Shinzou est inscrit sur les listes du relais et qu’il doit s’entraîner, d’où la nécessité d’écourter notre conversation. J’apprends tout de même qu’il désire continuer à s’entraîner dans le but de participer aux compétitions, mais qu’il doute sur ses capacités. Je hausse les sourcils, surpris, avant de me comprendre où il veut en venir. Il est vrai que les sportifs de niveau international commencent à se faire connaître à son âge et que désormais, sa marge de progression est plus faible qu’autrefois. En d’autres termes : cette année est décisive pour lui. Il est néanmoins conscient que sa carrière peut s’effondrer aussi vite qu’elle a le potentiel de décoller et souhaite donc trouver un autre métier à côté, d’où sa poursuite d’étude à l’université plutôt que de se consacrer uniquement aux entraînements. Cependant, c’est le choix de ce dit métier qui me surprend le plus : professeur de sport ou entraîneur de natation. Je vois, c’est parce que je réunis à la fois le facteur natation et le facteur enseignement qu’il est venu vers moi et pas un autre.

« Entendu. On se revoit tout à l’heure dans mon bureau alors. »

Dis-je en lui adressant un sourire avant de le laisser rejoindre les étudiants dans le bassin. Plus que douze minutes. Je profite de ce délai pour revenir vers Torune et Shiozaki pour leur confier le reste de la séance d’entraînement avant de m’éclipser dans le local du capitaine. Une fois la porte fermée, plus aucun bruit en provenance des bassins n’est perceptible. Je fais quelques pas en avant, les bras croisés dans mon dos, jusqu’à arriver au niveau des différentes photos de groupes prises depuis la création du club il y a vingt ans. L’heure est à la nostalgie au moment où je croise mon propre regard sur plusieurs clichés, quand j’étais un adolescent d’abord, puis quand j’avais l’âge de Shinzou. Je me souviens encore très bien de mes propres difficultés à choisir mon orientation à cet âge là, débarquant fraîchement dans le département « Mathématiques » de l’université de Keimoo. Au final, ce n’est pas tant en cherchant ou en courant après des objectifs que j’ai réussi à trouver ma vocation, elle est simplement apparue naturellement devant moi après que d’autres personnes m’aient confronté à mes facilités et mes désirs.

(…)

Plusieurs minutes se sont écoulées depuis ma contemplation des photographies sur le mur, j’ai entre temps pu me mettre au travail, c’est-à-dire vérifier la complétion des formulaires d’inscription des nouveaux arrivants et commencer à rentrer les performances des groupes précédents dans le tableur. Ce ne sont que quinze lignes remplies plus tard que j’entends toquer à ma porte. Ce doit être l’étudiant qui voulait me voir.

« Entrez. »

Ai-je dit en relevant la tête vers l’ouverture qui s’ouvre progressivement. C’est bien lui. J’abandonne naturellement mes activités pour me lever et chercher à boire dans le réfrigérateur du local. Tout en récupérant deux gobelets en plastique, j’invite le jeune homme à m’installer sur une des deux chaises faisant face au bureau. Sans lui demander son avis, je lui sers un peu d’eau, étant conscient de la nécessité de bien s’hydrater après un effort physique intense. Avant de revenir sur la question d’orientation, je l’interroge sur un sujet plus générique afin de le mettre à l’aise.

« Votre relai s’est bien passé ? Vous étiez avec Masuda-kun il me semble. »

Je marque une pause pour prendre une gorgée d’eau et l’inciter à faire de même. Du bout des doigts, j’effectue une sauvegarde de mon fichier avant de me re-focaliser sur l’étudiant en sport. C’est peut-être parce que je l’ai toujours beaucoup côtoyé, mais je ne l’ai pas vu grandir ces dernières années, pourtant je peux déceler plus de maturité dans son expression qu’aux moments où je l’ai eu dans ma propre classe.

« Concernant vos vœux d’orientation maintenant…Je vous écoute, que voulez-vous savoir ? »

En réalité, j’ai moi aussi des questions à lui poser, mais elles devront attendre la fin de la première phase de l’entretien, j’imagine.