Demi-tour {Hayden}

Demi-tour (ft.Ueno Fuyuko)

« Le cours est terminé. Merci de prendre la correction de l’exercice au tableau, la méthodologie est importante pour la prochaine séance. Je ne vous donne pas de devoirs, mais relisez attentivement tout ce qu’on a fait aujourd’hui. »

Perfect timing. Au moment où je finis de donner les directives, la sonnerie retentit dans la salle de classe. Tandis que les retardataires s’efforcent d’écrire à la hâte les dernières lignes d’un raisonnement mathématique de base, j’efface le tableau en sifflotant, saluant au passage les élèves qui changent de local pour s’adonner à des activités plus physiques qu’intellectuelles. Ca les défoulera un peu après une heure de réflexion intense, ils méritent bien un peu de repos. Une fois la classe vide, je sors à mon tour et ferme la porte coulissante derrière moi, un petit sourire nostalgique naissant sur mes lèvres. Il y a quelques années, c’était moi qui déambulais dans ces couloirs pour ne pas arriver en retard à mon prochain cours. En tant que professeur, ma journée au lycée est officiellement terminée, mais officieusement il me reste un cours à préparer et un paquet de copies à corriger.

L’air songeur, je marche allègrement au milieu de groupuscules d’élèves qui ont une heure de libre ou qui sèchent les cours. A une dizaine de mètres, je repère une silhouette qui m’est bien familières. Je fronce les sourcils…Il devrait être en étude à cette heure-ci. Voilà, je vous présente mon frère cadet, un garçon très intelligent qui préfère gaspiller son potentiel en jouant aux cartes et en parlant de jeux vidéos plutôt qu’étudier et préparer son avenir alors qu’il a l’opportunité de suivre les cours dans une académie aussi prestigieuse que celle-ci. Il ne m’a pas repéré alors que je suis quasiment derrière lui désormais, quel boulet, ne voit-il pas à quel point je me fais du soucis pour lui ? Ingrat ! Autour de nous, quelques lycéens se sont tut, sûrement à cause ma présence sur les lieux.

« Chris ! »

Il se retourne, l’air de rien. Du haut de ses seize ans, il fait tout de même encore une tête de moins que moi, ce qui me permet de dominer la conversation, d’autant plus que j’ai des privilèges en tant qu’enseignant. C’est non sans m’adresser un regard dédaigneux qu’il finit par céder, abandonnant ses camarades pour reprendre son sac et se diriger vers la salle d’études.

« Au fait, ici…On m’appelle Kou. »

Ce garçon finira par me tuer un jour. Je soupire en continuant ma route vers la vie scolaire pour y déposer les billets d’absence, je ne peux pas vraiment lui reprocher de ne pas utiliser son vrai prénom. Après tout, il n’a pas connu très longtemps la vie aux USA, et au Japon nous l’avons toujours appelé par son deuxième prénom afin qu’il puisse mieux s’intégrer. En chemin, je croise certains de mes élèves à qui j’adresse un signe de main…et puis une vague de petits nouveaux qui nouent leur cravate à l’autre bout de la cour. Je repère plus particulièrement une jeune fille fraîchement arrivée en vue de sa valise et de son air désorienté. Je m’amuse un peu de la situation au commencement et n’intervient pas. En supposant qu’elle cherche l’internat, elle n’y est pas tout à fait puisqu’elle se trouve désormais devant le bâtiment de cours des lycéens. Enjoué, je m’approche de la jeune fille et lui demande avec un grand sourire.

«Tu as besoin d’aide ? »

Et j’attends ensuite qu’elle se tourne vers moi. J’espère qu’elle ne me prendra pas pour un élève comme toutes les autres filles de ce campus la première fois qu’elles ont fait ma connaissance. Devant l’absence immédiate de réponse, je m’empresse de rajouter.

« Pas besoin de te gêner pour demander. Je suis un enseignant, c’est mon boulot de guider mes élèves. »

C’est vrai, si elle avait voulu trouver rapidement ce qu’elle cherche, elle aurait pu demander à des élèves dans la cours annexe – ce n’est pas ça qui manque lorsque le temps est clément au pays du soleil levant – mais…elle ne semble pas être le genre de personne très à l’aise lorsqu’il s’agit de demander quelque chose. Le temps qu’elle réponde, j’ai eu le temps de l’examiner de la tête aux pieds. Une chose est sûre, rien qu’à sa posture, cette fille ne se prend pas pour n’importe qui. Dans quoi est-ce que je me suis encore embarqué ?

Let's play

Un mot, un simple murmure désignant ma profession, s’échappe d’entre les lèvres de la lycéenne. A-t-elle répété cela machinalement ou est-elle en train de réfléchir à ma proposition ? Difficile de le savoir lorsqu’elle vous regarde avec cet air désorienté qu’ont certaines personnes au milieu d’un examen, lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ne maîtrisent pas leurs cours. Et puis cette expression innocente se perd dans les pensées de la fille, une attitude hautaine – remplie d’excès de confiance voire d’arrogance – s’inscrit sur ses traits sans que je puisse comprendre ce qu’il s’est passé dans sa tête. Décidément, tout va si vite avec les jeunes, je ne suis même plus sûr de les comprendre moi-même…et ce n’est pas faute de ne pas essayer avec mon frère cadet.

Sans trop réfléchir, j’adresse un sourire compatissant à la nouvelle élève, pensant attirer sa confiance comme je le fais avec les autres lycéens que j’ai en charge. Pourtant, il semblerait que la jeune fille sorte du lot, j’étouffe un petit rire prêt à sortir de ma gorge…Est-ce qu’elle pense que je la drague ou quelque chose comme ça pour me repousser de la sorte. Je ne me laisse pas abattre pour autant – convaincu qu’elle finira bien par baisser les bras – et reste devant elle, autant amusé que surpris de sa réponse. Ce n’est pas que je ne suis pas habitué aux refus de la part de la gent féminine, mais c’est bien la première fois depuis le début de ma carrière que l’on me répond aussi sèchement. Bah, j’aurais dû me douter qu’il s’agit d’une gosse de riche pourrie gâtée camouflée derrière cet uniforme.

Pour jouer la carte de la provocation enfantine, je m’écarte de son chemin après l’avoir fixé pendant un moment, puis je l’invite à continuer sa route vers l’internat - ou je ne sais quel autre local – d’un signe de main. Je suis curieux de savoir comment elle va réagir cette fois, cette enfant (même si nous avons seulement quelques années de différence, elle reste une enfant à mes yeux tant qu’elle sera élève dans ce campus) qui se pense si spéciale. D’un ton faussement encourageant, je l’accompagne dans sa démarche, légèrement moqueur. Même si je vais bientôt avoir vingt-six ans, je n’en reste pas moins espiègle et taquin lorsque le sujet se prête à s’amuser ou se divertir.

« Si tu veux bien te donner la peine alors, trace ta route ! J’espère que nous nous reverrons en classe, si jamais du trouves ce que tu cherches d’ici-là. Si tu as besoin de moi, je reste à ta disposition sur ce banc. »

D’un hochement de tête, je désigne un banc en bois à une dizaine de mètres de l’endroit où nous sommes actuellement. Je finis par la saluer rapidement afin d’aller m’asseoir et de sortir de ma sacoche un paquet de cigarettes, abîmé par le temps. Cela faisait longtemps que je n’y avais plus touché…au moins deux semaines. Néanmoins, à l’approche de l’anniversaire du décès de ma génitrice, je ne peux m’empêcher de m’en servir comme exutoire. Je sors de ma poche un briquet et l’actionne, la flamme danse au gré du vent qui ne souffle pas assez fort pour la dissiper. Nonchalamment, je place une clope entre mes lèvres et l’allume, la fumée remplit mes poumons, ça me fait mal, mais ça me soulage aussi. Contradictoire n’est-ce pas ?  

Finalement rien ne se concrétise, à quelques jours du 11 Septembre, je ne ressens même plus autant de satisfaction qu’avant à fumer. Alors même la nicotine m’abandonne et me laisse seul, confronté à mes douloureux souvenirs d’enfance. Résolu à ne plus y penser, je jette un coup d’œil à la progression de la jeune fille qui tente toujours désespérément de trouver un bâtiment. Je place mes doigts perpendiculairement par rapporte à ma bouche pour amplifier le son qui va en sortir, puis je commence par lui donner des conseils tout en restant assis, me délectant du spectacle qui m’attend jusqu’à ce qu’elle vienne à moi.

« T’es froide là ! C’n’est pas dans cette direction. »

La vie est trop courte pour qu’on lui accorde tant de sérieux. Jouons à cache-cache, au moins…c’est amusant.

Parle-moi de toi.

Même si je suis plongé dans mes pensées, je peux entendre le bruit de ses pas en ma direction. Un sourire enfantin se dessine sur mes lèvres, elle répond finalement à ma provocation ou plutôt mon appel. C’est à l’allure qu’elle adopte que je prends conscience du fait qu’elle ne voit pas du tout cela comme un jeu, encore une adolescente qui se prend trop au sérieux. Bah…que voulez-vous, c’est peut-être la société tout entière qui évolue dans ce sens là, on en demande sans doute trop à nos jeunes. Toute cette pression ne doit pas être facile à tenir sur ses épaules, je ne sais pas ce que j’aurais fait à leur place. La jeune fille s’arrête à quelques dizaines de centimètres de moi, je l’interroge d’un regard malicieux…et ma seule réponse n’est peut-être pas celle à laquelle je m’attendais de la part de la lycéenne.

Alors comme ça pour elle, être à la disposition de quelqu’un pour l’aider, ça s’appelle être à sa botte, et proposer ses services, c’est un synonyme de supplier. Je lance un coup d’œil désintéressé à ma cigarette encore en train de brûler, puis sur un coup de tête, je l’écrase contre le rebord de la poubelle située à ma gauche. La fumée cesse de danser sur le coup, je me lève et la regarde de haut à mon tour, le regard légèrement plus assombri que d’habitude. Mes pupilles vertes émeraude reflétant ma joie et ma bonne humeur disparaissent en une fraction de seconde, laissant place à un regard nettement plus autoritaire.

« Suis-moi. »

Et puis je commence à regretter mon attitude soudainement froide. C’est vrai, pour le coup c’est mon histoire personnelle qui a primé sur mon comportement d’enseignant. Difficile d’être un professeur exemplaire de nos jours n’est-ce pas ? Je ne connais pas cette élève, je ne sais pas pourquoi elle est aussi hautaine voire condescendante. Rien n’arrive comme ça dans la vie, il y a toujours des antécédents, une histoire derrière un visage. Adouci par mon raisonnement, me décide à lui adresser la parole alors que nous sommes en chemin vers l’internat, plus précisément vers le dortoir des filles.

«Au fait, puisqu’on en est là. Parle-moi un peu de toi. »

Pour apprendre à mieux connaître ses élèves, il faut souvent faire le premier pas et ça ne me pose pas vraiment de soucis puisque je suis assez sociable en général. J’ai envie de savoir son nom et sa classe, juste pour me faire une petite idée et aussi savoir si je l’aurai dans mon groupe. Je me demande quelle surprise ça lui ferait de tomber sur moi le jour de sa première heure de cours de mathématiques. Sur la route, je salue au passage quelques élèves venues autour de moi, mais je les repousse gentiment en leur expliquant que je dois guider une de leur camarade. Je ne regarde pas vraiment derrière moi, mais je sais qu’elle est encore là, le bruit des roulettes de sa valise heurtant le sol bétonné me rappellent régulièrement sa présence, même si elle ne parle pas. Arrivé devant le bâtiment réservé aux demoiselles, je lui ouvre la porte et lui fais signe d’entrer.

« Et voilà. Encore autre chose ? »

A-t-elle au moins le numéro de sa chambre ?

Amis

Encore une élève en terminale ? Décidément, je n’aurai jamais d’élève espion dans la classe de mon cadet…ni même dans celle où je suis professeur principal. J’ai beau être jeune et encore assez inexpérimenté dans ce domaine, cette année on m’a confié un groupe de 3ème années et j’espère pouvoir les guider pour leur orientation. Pour être honnête, je crains de ne pas être à la hauteur des ambitions du directeur de l'académie à chaque fois que l'on m'assigne à une nouvelle tâche, d'autant plus que je suis assez impliqué dans les activités de cet établissement. L’air rêveur, je continue de marcher à petites foulées devant la jeune fille. Le temps passe si vite, est-ce qu’une personne de son âge s’en rend compte ? On n’est pas lycéen très longtemps dans sa vie, et je suppose qu’on n’en profite pas assez tant qu’on en a encore l’opportunité. On se braque et on perd son temps avec des questions existentielles inutiles, je me demande si Ueno en a pris conscience.

Fraîchement débarquée de Tokyo pour une raison que j’ignore – il est pourtant assez rare de changer volontairement d’établissement lors d’un cursus final – il semblerait que la lycéenne ait encore beaucoup à apprendre sur la psychologie humaine. Bah…elle est là pour apprendre non ? Alors que le reste du trajet s’annonce plutôt silencieux, j’en profite pour regarder la jeunesse du pays éclore lentement autour de moi, ce qui m’arrache un sourire satisfait, la vie poursuit son cycle. Une fois arrivé, je m’arrête devant la porte des dortoirs des filles puisque je ne peux pas y entrer sans autorisation. Avant de nous séparer, j’aimerais lui donner un dernier avertissement.

« Si tu veux t’intégrer ici, je te conseille de changer de comportement. »

Sans prétention ni arrogance dans la voix, je la mets en garde concernant son attitude hautaine et individualiste. Je ne connais pas grand-chose d’elle et encore moins tout ce qui concerne sa classe sociale. Néanmoins, ici à Keimoo, il y a les enfants de personnes très riches et influentes qui étudient, un pas de travers et tout un avenir pourrait être ruiné et c’est sans compter les bagarreurs qui provoquent les autres exprès dans l’optique de leur attirer des ennuis. Dieu sait à quel point les jeunes peuvent être cruels entre eux lorsque l'un d'eux ne rentre pas dans le moule. En tant qu’enseignant, c’est mon devoir d’être prévenant…Non, rien qu’en tant qu’adulte j’ai cette responsabilité. Maintenant c’est à elle d’accepter ou réfuter ma proposition, elle est quand même assez grande – je pense – pour faire ses propres choix. Avant qu’elle ne réponse quoi que ce soit, je m’empresse d’ajouter quelques mots pour appuyer mes propos.

« Ouvre-toi un peu plus aux autres, ce n’est pas en paraissant inaccessible que tu trouveras des amis. »

Être seul dans la vie quotidienne, c’est assez difficile surtout quand on arrive d’ailleurs et qu’on n’a aucun repère, autant égayer ces jours avec des personnes sur qui compter. Dans ma courte carrière, j’ai déjà rencontré des étudiants qui préféraient se la jouer solo au départ, mais cela ne durait pas en général. A moins d’être en décalage par rapport aux autres, chaque jeune finissait par avoir besoin de quelqu’un à qui parler, que ce soit un senpai ou un camarade dans sa propre classe. J’adresse un petit sourire confiant à la lycéenne pour la mettre en confiance vis-à-vis de mes paroles. Voyant cependant qu’elle n’a pas fait un pas à l’intérieur du bâtiment que je lui présente, je l’interroge, surpris.

« Au fait. Tu as le numéro de ta chambre ? »

Fais-moi rire.

La sincérité, une valeur bien trop souvent oubliée au détriment d’autres. Dans le monde qui nous entoure, il est désormais plus utile d’être dans le politiquement correct même si cela implique de cacher son réel ressenti. Je fais ce constat avec cette lycéenne, une fois de plus un être humain se dissimule derrière un masque appelé l’indifférence. Sur un ton de défi, la jeune fille me garantit qu’elle n’a aucun problème pour s’intégrer au sein d’un groupe, que d’ici un mois ce ne sera plus un problème pour elle. Je hoche la tête, ça sera peut-être le cas, mais est-elle vraiment elle-même quand elle est avec d’autres adolescents ? Ou joue-t-elle un énième personnage telle une comédienne. Plus que ça, une simple question suffit à mettre en place ses mécanismes d’auto-défense. Je ne peux m’empêcher de rire, moi un prof qui kidnappe ses élèves ? Voyons, c’est plutôt l’inverse parfois…Enfin, on va dire que je consens à être assez proche de mes étudiants du point de vue où ça ne me dérange pas de passer du temps avec eux en dehors des cours…Pas comme vous l’entendez voyons ! Et puis les enfermer, quelle idée vraiment. On peut vraiment dire que Fuyuko-san a l’imagination fertile. Après m’être repris en main, je lui adresse une provocation plutôt taquine – j’espère qu’elle ne va pas se méprendre à mon sujet après ça – dans le but de la décoincer un peu.

« J’en ai plein dans ma cave tu sais, et mon petit frère en profite aussi. »

Un clin d’œil, symbole d’une certaine complicité. Il y a quelques minutes à peine, je me disais que je suis sûrement voué à entretenir quelques différents avec cette élève, mais finalement je pense que je dois l’aider à grandir et à se trouver. Parfois l’adolescence est une période difficile à vivre, cela est d’autant plus vrai lorsque l’on est un enfant issu d’une famille riche où les parents sont peu présents et où la figure d’éducation est représentée par les gouvernantes ou les serviteurs. Je ne sais rien au sujet d’Ueno, mais j’espère apprendre à mieux la connaître. La juger trop tôt fut sans doute une erreur et je compte bien me ressaisir…Une autre fois, le temps de la laisser digérer notre rencontre et son arrivée dans le campus. Toujours moqueur, je commence à m’éloigner d’elle, puis avant qu’elle ne rentre dans son dortoir, je lance spontanément.

« Et pourquoi pas toutes les deux ? Plus on est de fous, plus on ri ! »

Puis je lui tourne de dos, ignorant sa réaction sûrement indignée par mon comportement. Je lui adresse un dernier signe de main avant de repartir vers la salle des professeurs. Une fois de plus, mon comportement enfantin a repris le dessus. Bah…Ce n’est pas comme si ça posait problème…Pour le moment du moins. J’ignore la raison de ce pressentiment, mais j’ai comme l’impression que nous allons nous revoir plus rapidement que prévu, elle et moi. Est-ce que je deviendrai ton cauchemar, Ueno Fuyuko-san ?