Black and White. |PV Ameline|

Elle était encore en train de ranger ses affaires lorsque ses deux colocataires entrèrent dans la chambre. Le rouge était monté aux joues d'Ameline, et elle s'était timidement présentée aux deux autres jeunes femmes. Elle espérait simplement ne pas faire trop de fautes de japonais. Elle était censée le maîtriser à l'oral, mais sait-on jamais. Les demoiselles partageant sa chambre se nommaient Megumi et Elyana, de jolis prénoms aux yeux de la petite française. D'ailleurs, Elyana avait elle aussi un type européen. Peut-être était-elle également française ? Ameline n'avait pas osé poser la question, car elle semblait froide et distante. Megumi, en revanche, lui sembla timide mais abordable. C'est pourquoi, sur un coup de tête, elle surmonta sa propre réserve et lui demanda si elle acceptait de manger avec elle le lendemain. A sa grande joie, elle accepta.

Ce fut ainsi qu'elle se surprit à attendre impatiemment le déjeuner durant les cours. Cours qui, par ailleurs, lui semblèrent interminables. Ils étaient certes très intéressants, et Ameline adorait apprendre, mais elle aurait nettement préféré que les professeurs parlent français. Mais évidemment, au Japon, on parle japonais. A la fin du dernier cours, malgré sa faim, elle avait dû demander des précisions au professeur. Elle comprenait l'essentiel des cours, mais certaines petites choses lui échappaient parfois, aussi préférait-elle poser des questions. Après quoi, elle passa rapidement dans sa chambre pour déposer ses affaires, préférant ne pas s'encombrer.

Elle avait cherché le chemin pour aller jusqu'au réfectoire, avait même dû demander à quelques élèves qui lui avaient répondu en ricanant. Elle avait bien le droit d'être nouvelle, non ? Et comme elle n'avait pas mangé la veille … Toujours est-il qu'Ameline trouva finalement la salle qu'elle cherchait. Elle prit des aliments un peu au hasard. Elle ne connaissait pas trop la nourriture japonaise, et bien que certains aliments soient parfaitement connus des européens, elle se disait, peut-être à tort, que comme on parlait japonais au Japon, on devait manger japonais au Japon. Et si elle n'aimait pas ça, au prochain repas elle choisirait autre chose, et voilà.

Son plateau en main, elle chercha du regard sa colocataire aux cheveux verts. C'était une couleur pas vraiment banale, mais ça avait le mérite d'être assez voyant pour qu'elle puisse la retrouver à ça. Ameline trouva Megumi, assise au fond, et elle entreprit de se diriger vers elle. Plusieurs regards glissèrent sur elle, mais elle n'y fit pas attention. Elle était nouvelle, alors forcément, on l'observait. Et en plus, elle n'était même pas japonaise. Mais elle avait vu plusieurs autres personnes au visage occidental : elle n'était sûrement pas la seule européenne, et ne devait même pas être la seule française. Quelque part, ça la rassurait, un peu : si jamais elle avait des soucis pour comprendre les cours, elle pourrait demander aux autres élèves, français ou anglais, qui parlaient sans doute correctement le japonais, eux. Cette pensée lui arracha un soupir de découragement.

En arrivant finalement à la table, elle vit Megumi essuyer sa joue. Venait-elle de se mettre quelque chose dessus ? Ameline haussa un sourcil interloqué, avant de le laisser retomber pour offrir un sourire à la demoiselle lorsqu'elle la salua. Puis, automatiquement, alors que les paroles lui venaient aux lèvres, elle baissa un peu la tête. Satanée habitude.

- Bonjour Megumi. Tu vas bien ?

Elle releva un peu la tête, sa frange cachant un peu le haut de son visage. Elle aperçut l’œil un peu rouge de la demoiselle et se demanda si ce qu'elle avait essuyé n'était, finalement, pas une larme. Mais pourquoi ? Ameline réfléchissait mais étant elle-même du genre à pleurer pour n'importe quoi, elle ne trouva pas vraiment de réponse. La supposition lui semblait finalement incongrue, elle la chassa de son esprit et s'intéressa au repas sur son plateau. Ça sentait bon. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres.

- Je ne sais pas du tout quel goût a ce repas, mais en tout cas ça sent bon. C'est un bon point.

D'habitude, elle ne parlait pas beaucoup aux autres. Mais elle avait décidé de faire un effort. Et elle espérait que Megumi, malgré son apparente timidité, ne la laisserait pas parler dans le vide. Après tout, peut-être qu'un jour, elles pourraient devenir amies ?

Ameline salua Megumi, lui demandant ensuite si elle allait bien. Tout cela la tête baissée vers son plateau. Elle n'aimait pas cette habitude, pourtant elle ne parvenait pas à s'en défaire. Quand elle parlait, elle ne regardait jamais son interlocuteur, ce qui avait tendance à agacer ses professeurs ainsi que quelques individus auxquels elle n'accordait pas grande importance. Les seuls qui pouvaient voir son visage alors qu'elle discutait étaient les personnes de sa famille. Ameline elle-même n'en connaissait pas vraiment la cause. Sa timidité, peut-être ? C'était l'explication qui lui semblait la plus probable.

Megumi répondit qu'elle allait bien, d'une voix un peu tremblante, avant de lui retourner la question. Ameline lâcha un vague « Ça va aussi. » avant de poser son plateau sur la table et de s'asseoir. Elle contempla son repas, puis leva son regard gris vers l'autre jeune femme. Elle la trouvait mignonne, même si elle semblait un peu triste et mélancolique. Elle aimait bien l'excentricité de ses cheveux verts, même si elle savait qu'elle n'oserait jamais toucher à ses mèches blondes. De toutes façons, elle entendait bien souvent que les cheveux clairs supportaient mal les teintures et ne prenaient presque jamais la couleur que l'on voulait. Le style gothique de Megumi était aussi assez fascinant du point de vue de Ameline. Pourtant, elle se voyait mal porter du noir. Elle préférait le blanc, et les teintes pastels.

Puis elle brisa la contemplation, avant de regarder à nouveau son plateau et les différents aliments composant son repas. La première chose qu'elle faisait, à chaque fois qu'elle goûtait quelque chose de nouveau, était de sentir. Cela lui tira un petit sourire satisfait car l'odeur lui était agréable. Elle se força à traduire sa pensée en mot. Elle n'aimait pas beaucoup parler, mais elle n'aimait pas se retrouver face à une personne sans que rien ne soit dit : car le silence avait le don de la mettre relativement mal à l'aise. Megumi lui répondit que ce n'était pas extraordinaire, puis enchaîna sur deux questions. Ameline hésita un moment puis se décida à répondre en voyant le gentil sourire de son interlocutrice.

- Euh, non, c'est la première fois que je mange japonais. Enfin, j'ai déjà mangé asiatique, mais chinois ou vietnamien, en fait … Et je suis française et anglaise. J'ai une double-nationalité.

Enfin, elle était surtout française. Même si elle avait vécu ses premières années en Angleterre, elle avait ensuite déménagé en France et y était restée. Cela faisait à peine un mois qu'elle était au Japon. Elle était très contente d'avoir fait tout ces voyages, car elle avait pu voir différentes traditions, différentes mœurs et elle en avait trouvé sa culture personnelle enrichie. Et si il y avait bien quelque chose qu'elle aimait, c'était savoir.

Elle prit les baguettes avec délicatesse, puis attrapa avec suspicion les longues pâtes des ramen. Son frère en avait déjà mangé, mais elle n'avait pas osé lui demander de la faire goûter. Elle les porta à sa bouche et mangea. Elle analysa un moment le goût que ça avait. C'était nouveau, mais pas mauvais. Ça changeait quand même de la nourriture française. C'était plutôt bon.

- Ah, c'est vrai, c'est bon !

Ameline sourit, puis s'essuya la bouche avec sa serviette. Tic, manie ou habitude, peu importait le nom qu'on donnait à cela, le fait était là. Puis elle songea aux questions de Megumi, se disant avec réalisme qu'elle ne pouvait pas lui reposer. Il était évident, à entendre son nom, qu'elle était japonaise. En revanche, elle pouvait bien lui parler de gastronomie. Cela ne la dérangeait pas du tout, d'autant plus qu'elle aimait beaucoup la nourriture, même si elle n'aimait pas particulièrement manger. Paradoxe spotted.

- Ça change de la cuisine française. Tu as déjà goûté ? Moi j'apprécie particulièrement les sucreries et les gâteaux.

Elle sourit, puis continua à manger ses ramen. Si tout était aussi bon, elle sentait qu'elle allait bien mieux manger que ce qu'elle pensait.

Spoiler:

Après avoir goûté à son repas, Ameline lança la discussion sur la cuisine. Tant qu’à faire, autant trouver un sujet de conversation. Que ce soit elle qui le trouve prouvait à quel point elle venait de décider de ne pas rester seule dans cet établissement. Jusqu’ici elle n’avait eu aucun problème avec ça, parce qu’elle savait qu’elle se déplaçait constamment, et la simple présence de sa famille lui suffisait. Ici, elle était encore en terrain inconnu, et elle savait que la solitude lui pesait rapidement. Elle écouta la réponse de Megumi avec attention, et bien lui en prit car celle-ci répondit à une vitesse phénoménale. Certes, elle comprenait bien le japonais, mais elle préférait que l’on parle assez lentement … Cela dit, elle avait entendu le mot « macaron » donc elle parvint à déduire le reste de la phrase. Elle lui adressa un léger sourire, de ceux dont elle avait le secret, et se remit à la contemplation de son plateau, pour trouver une suite à la conversation.

Mais ce fut son interlocutrice qui reprit la parole la première. « Tu ne devrais pas rester avec moi » ? « Je n’ai pas envie qu’il t’arrive une chose pareille » ? Ameline eut la sensation que son visage prenait une expression interloquée. Elle se savait émotive et expressive, aussi cela ne la dérangea pas. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Megumi continua, mais pour s’excuser cette fois, d’avoir dit ça. La petite blonde baissa le visage, sa frange venant cacher le haut de son visage. Son regard s’était assombri. Elle sentait que la japonaise était consciente de ce que les autres pensaient d’elle, mais qu’elle était aussi bien gentille. La protéger ? Ameline effaça bien vite cette idée de sa tête, elles ne se connaissaient pas. Pourtant, la fin de sa première tirade lui avait laissé cette étrange impression. Elle avait la sensation qu’elle devait dire quelque chose, mais rien ne venait.

Étrange ? Ce n’était pas le mot qu’elle aurait utilisé pour décrire la demoiselle qui lui faisait face. Elle médita un instant sur les paroles qu’elle venait de prononcer, se rendant compte qu’elle avait pensé ces mêmes choses avant même d’avoir passé le seuil de l’académie. Elle posa ses baguettes, sa main tremblant un peu.

- Ecoute, Megumi. Je ne te trouve pas « étrange ». Je … euh. Je veux dire, je me moque bien du regard des autres. Je suis assez grande pour savoir avec qui je veux « traîner » comme tu dis. Et puis je suis sûre que tu es une personne très bien. Ne te focalise pas sur ce que pensent les autres, ça n’en vaut pas la peine.

C’était, presque mot pour mot, ce que lui avait dit et répété Liam lorsqu’elle lui assurait qu’elle se sentait mal dans les différents établissements où elle avait été de passage. Elle sentait le rouge lui venir aux joues, parce qu’elle s’était un peu énervée sur ses constatations, et aussi parce qu’elle prenait un peu conscience de ce qu’elle venait de dire et qu’elle ne se reconnaissait pas dedans. Depuis quand était-elle experte en conseil à donner ? Elle reprit ses baguettes, risqua un regard et un sourire – vaguement gêné – vers son interlocutrice.

- Enfin, c’est dit, alors voilà. Maintenant, on peut en revenir à une discussion plus joyeuse ?

Ameline était véritablement gênée, et éprouvait une sorte de compassion attristée envers son interlocutrice, mais elle s’efforçait de le cacher comme elle le pouvait. Quelque part, maintenant que Megumi lui avait dit ça, cela lui donnait encore plus envie de la connaître, et elle avait l’impression que cela serait peut-être un peu difficile. Tant pis, elle ferait preuve de persévérance, comme elle savait si bien le faire dans d’autres situations. Bon, elle n’était vraiment pas douée pour les relations humaines, et la persévérance dans ce domaine lui faisait souvent défaut. Elle avait toujours écouté les autres, un peu trop obéissante sans doute, pour qu’on ne la déteste pas, qu’on ne vienne pas lui chercher des noises, qu’on la laisse tranquille. Elle finissait toujours par se laisser marcher sur les pieds. Elle décida qu’il fallait que cela cesse. Désormais, elle prendrait des décisions, et des initiatives. Et ça commencerait dès maintenant.

- Tu es ici depuis longtemps ?

Elle n’accorda pas un soupçon d’attention au regard passablement étonné de Megumi, bien qu’elle l’ait remarqué. Non non, elle n’était pas comme ça. Elle ne laisserait pas les gens s’empêtrer dans leur propre malheur. Quand bien même cela ne ressemblait pas à du malheur, mais simplement à une solitude engagée et revendiquée.

Un appel au secours. Voilà ce qu'avait ressenti Megumi. Ce qu'elle venait de dire à Ameline ressemblait à un appel au secours. Mais non, elle allait très bien, tout allait très bien. Il n'y avait aucune raison de crier un "SOS !" derrière ses mots. Elle n'était pas déprimée. Certes, pour l'instant tout n'était pas rose dans sa vie, depuis un ou deux ans, mais tout finirait par rentrer dans l'ordre, Megumi en était certaine. Il fallait juste laisser aux gens le temps de comprendre que la différence n'est pas une mauvaise chose. Continuer à croire.
Megumi eut un petit rire étouffé. Croire. C'était un mot sorti tout droit d'un conte de fées. Alors que la vie en elle-même n'est pas une histoire magique. Loin de là. Tous ces contes de fées fadasses et plein de bons sentiments donnaient juste une irrépressible envie de vomir.

La jeune fille avait peur de relever la tête. Peur d'affronter le regard doux d'Ameline. Elle ne savait désormais plus quoi dire. Même si parler n'était pas son fort, elle venait de creuser sa tombe toute seule. Franchement, elle n'était pas douée avec les autres. Nerveusement, elle saisi un mèche de cheveux et joua avec. cela lui occupait l'esprit; Ameline ne savait pas quoi répondre non plus. La communication était rompue. Comme si était Megumi était dans un tunnel et Ameline à l'extérieur. Non en fait, la comparaison n'était pas bien trouvée. Ne savait plus que faire pour cacher le fait qu'elle était horriblement gênée, Megumi lâcha sa mèche de cheveux à présent tir-bouchonnée et se concentra sur son plateau. Reprenant ses baguettes, elle saisi quelques grains de riz et les porta à sa bouche.

- Ecoute, Megumi. Je ne te trouve pas « étrange ». Je … euh. Je veux dire, je me moque bien du regard des autres. Je suis assez grande pour savoir avec qui je veux « traîner » comme tu dis. Et puis je suis sûre que tu es une personne très bien. Ne te focalise pas sur ce que pensent les autres, ça n’en vaut pas la peine.

Megumi, les baguettes encore dans la bouche, la regarda avec un profond étonnement. Elle ne savait pas trop quoi penser de la réponse d'Ameline. Elle était juste étonnée. Ne te focalise pas sur ce que pensent les autres. Oh, elle ne s'en souciait guère. Du moins, elle laissait couler. Pourtant, quand cela lui revenait en mémoire, cela faisait toujours un peu mal ... Au moins, elle n'écoutait pas ce que disait ces personnes - enfin dans le sens où elle n'appliquait pas ce qu'ils lui disaient de faire. Mais le fait qu'ils lui fassent des reproches sur ce qu'elle est, c'était assez dur à encaisser pour elle. Mais il fallait sourire et attendre que ça passe. Un jour viendra ...
Rha. Aujourd'hui, elle avait un truc avec les contes de fées. Beurk. Les princesses qui attendait leurs princes charmants lui donnaient la migraine. Elles donnaient presque une mauvaise image de la femme. Enfin, ce n'était pas le sujet. Megumi n'était pas non plus une féministe engagée.

Reposant ses baguettes, mais les yeux écarquillés, la gothique réfléchissait à toute allure. Elle essayait surtout de savoir si c'était bien ou mal, ce que venait de dire Ameline. Mais Ameline, qui venait de lui donner un conseil; avait-elle déjà vécu une situation semblable à celles qu'avait vécue Megumi ? Sincèrement, elle ne voyait ce qu'on aurait pu reprocher à Ameline. Aux yeux de Megumi, elle était normale, que se soit par rapport au caractère qu'au physique. Elle n'avait rien qui puisse susciter des moqueries ou autres. Megumi baissa humblement les yeux. C'était idiot, Ameline était trop douce et gentille pour recevoir des moqueries. Pourtant, la jeune gothique aurait aimer lui poser la question.

- Enfin, c’est dit, alors voilà. Maintenant, on peut en revenir à une discussion plus joyeuse ?

Elle avait raison. Inutile de se torturer la tête avec des choses pareilles. Même si elle avait beaucoup de problèmes, il était temps de les oublier, au moins pour une journée. Elle avait la vie entière pour résoudre les obstacles qui se dresseront sur sa route. Etre heureuse, le temps d'un midi. Oui, elle devrait pouvoir le faire, pour Ameline. Mais après, et cela Megumi en était sûre, reviendrait les idées noires. Elle répondit d'un air assez serein.

- Tu as raison. Encore désolée.

Megumi plongea son regard dans le sien. Les yeux d'Ameline étaient tellement expressifs qu'ils semblaient sans fond. Scruter son regard était quelque chose d'agréable à faire. Ses yeux étaient doux, ce sera tellement beau de se perdre dedans. Mais Megumi était en train de s'égarer. Comme un retour à la normale, elle détourna vivement le regard vers le reste de la salle. depuis combien de temps étaient là ? La salle commençait à se vider sérieusement. Étrange comment Megumi avait perdue toute notion du temps. Le dicton dit que le temps passe vite quand on s'amuse, pourtant ... Ameline et elle ne s'était pas vraiment amusé, elles avaient parlé et mangé, c'est tout. L'air un peu absent qui regardait la salle, le son de la voix d'Ameline s'éleva de nouveau pour briser le silence.

- Tu es ici depuis longtemps ?

- Oh, depuis quelques mois seulement. J'ai du coup un peu de mal à m'intégrer pour l'instant. Je suppose que c'est de ma faute, je suis trop distante par rapport aux autres. Mais bon, j'espère que ça s'arrangera. Et toi ? Où étais-tu avant de venir à Keimoo ?

Et c'était vrai. Megumi n'allait pas vers les autres, du coup ils allaient encore moins vers elle. Cela ressemblait à un cercle vicieux; le seul moyen de s'en défaire, c'était de surmonter cette appréhension de l'autre, de laisser tomber les préjugés et de saisir cette chance.

- Est-ce que tu penses que tu va préférer vivre ici plutôt qu'en France ? Parce que j'imagine que ce doit être un peu dur pour toi. La changement de langue, de paysages ...

Ameline avait parlé. Beaucoup plus qu’elle ne le faisait habituellement. La moitié de son discours n’était pas d’elle, mais tout de même. Et durant tout le temps où sa voix s’était élevée dans l’air, elle n’avait cessé de tripoter ses baguettes, ses mains, ses cheveux, sa veste, tout ce qui était à sa portée et lui permettait de se concentrer sur autre chose que ce qu’elle disait. Mais ça n’avait pas eu beaucoup d’effet, sinon celui de lui apporter un peu de confiance en elle.
Et elle avait ensuite repris ses baguettes, avec la ferme intention de remplir ce qui lui servait de bouche afin d’être obligée de se taire. Songeant, avec un léger désespoir, qu’elle se serait tue de toute façon, avec ou sans nourriture. Megumi aussi, tenait ses baguettes, et la regardait avec étonnement. La française avait détourné le regard. La voyant reposer ses baguettes, sans rien dire, elle se décida finalement à demander si elle pouvait revenir à une discussion plus joyeuse. Ce ne serait sans doute pas difficile, mais cela, elle ne le dit pas.

Son interlocutrice s’excusa, avant de plonger son regard dans le sien. Elle avait de jolis yeux verts. Ameline aimait beaucoup les yeux verts. Et elle ne s’étonna pas tout de suite de cette couleur, pourtant peu commune chez les japonais. Mais Megumi coupa la connexion des regards, en détournant le sien vers le reste de la salle. Et la petite française se rendit seulement compte du presque silence de la salle. Enfin, non, ce n’était pas calme, loin de là. Mais il manquait des rires et des éclats de voix qui étaient là auparavant. Elle tourna à son tour son visage vers les tables voisines, et celles de derrière, pour constater qu’en effet, le réfectoire commençait – ou continuait ? – à se vider.

Elle se tourna à nouveau vers son plateau, jouant dans la nourriture avec ses baguettes. Elle n’avait plus vraiment faim. Elle regarda Megumi, et se décida à poser une nouvelle question. Elle n’aimait plus vraiment le silence, et celui-là en particulier. Ce silence pesant, après une discussion un peu « embêtante ». Le silence qui suivait les mises au point. Evidemment, demander si elle était là depuis longtemps n’était pas la question la plus intelligente du monde, mais au moins, cela relancerait peut-être la conversation. En effet, Megumi ne s’arrêta pas à dire que cela ne faisait que quelques mois qu’elle était là. Elle avait embrayé sur un retour de question, et cela fit esquisser un léger sourire à Ameline, contente que son interlocutrice pose elle aussi des questions.

- Avant de venir à Keimoo, j’étudiais en France. Euh … oui, si, c’est ça. Et pour elle-même, ajouta à voix plus basse : L’Angleterre, c’était pendant les vacances.

Elle avait eu un instant d’hésitation, pour la simple et bonne raison que les voyages à répétition avait apparemment fini par la perturber. Bon, elle n’avait eu le choix qu’entre la France et l’Angleterre, de toute façon. Et si dans sa tête, cela ne faisait pas une grande différence, elle pouvait cependant concevoir que cela en fasse une énorme dans la tête de ses interlocuteurs. Megumi continua à poser des questions, et cette fois-ci, elle dut réfléchir un moment.

- Est-ce que je vais préférer vivre ici ? Je ne sais pas vraiment … Peut-être que oui, peut-être que non. Dans un premier temps, c’est sûr que je vais adorer être ici, puisque j’ai tout à visiter ! Mais après, quand je connaîtrai, je ne sais pas. Et le changement, non, ça va.

Elle hésita un instant, à « raconter sa vie » en somme, puisqu’en effet, le changement elle connaissait.

- En fait, j’ai l’habitude des changements. Mon père travaille dans une multinationale, et ça nous a amenés à déménager assez souvent pour qu’il soit sur le terrain. Il fait des rapports, en fait, je ne sais pas trop en quoi ça consiste mais ça fait que ma sœur et moi sommes traînées de pays en pays depuis un moment. Alors, tout ça, ça devrait aller …

Elle joua à nouveau avec ses baguettes, son autre main venant entortiller une mèche autour de l’index.

- Et toi, tu as déjà voyagé ? Et j’imagine que tu connais bien le Japon ? On pourrait aller se promener un peu, le week-end, pour que tu me fasses la visite ? Est-ce que tu as des frères et sœurs, aussi ?

Elle se tut, sourire gêné aux lèvres, avec l’impression d’avoir posé trop de questions. Il fallait qu’elle laisse le temps à Megumi, elle l’avait compris. Et même pour elle, c’était une situation assez étrange. Elle qui n’avait pas l’habitude d’aller vers les autres, voilà qu’elle se mettait à poser des questions. C’était peut-être un pas vers la sociabilité, ce qu’elle venait de faire. Ce ne serait sans doute pas trop mal.

Spoiler: