Une semaine en or [Mai 2010]

La sensation de la main qui se pose sur la sienne est quasi électrique. Elle provoque un petit hoquet silencieux au Japonais qui pourtant avait bien senti le Coréen se mouvoir derrière lui. Shiki se sent encore nébuleux et troublé par la vision que lui a offert son rêve. Il n'a jamais été doué dans le relationnel, laissant les apparences faire tout le travail à sa place. Depuis février, tout est allé trop loin et de ce fait, dans l'incompréhension la plus totale face au comportement de Yun-Jin, Shiki préfère s'attendre au pire. Il n'a pas pensé que ça le plongerait dans une forme très proche du désespoir.

Ne pas savoir ce qu'un individu lambda attend de vous est logique. Ne pas comprendre les intention d'un proche est insupportable. Oh bien sûr, Shiki a bien compris que Yun-Jin désire le mettre à l'aise, mais dans quel but ?

Après le contact électrisant de la main de Yun-Jin sur la sienne, c'est sa taille qui est assaillie par le bras du jeune homme et très vite, l'oxygène se fait rare. C'est tendre, mais c'est aussi une forme de possessivité de la part du Coréen. Shiki ne peut se défaire de cette étreinte parce que d'une part, il n'en ressent absolument aucunement l'envie, et d'une autre, la pression du bras tel un boa, lui informe que toute résistance est vaine. Au final, c'est l'abandon total malgré les doutes, les questions et le désarroi de Shiki qui se manifeste. Le métis clos à moitié les paupières, prend une grande inspiration qui se retrouve bloqué dans sa gorge, l'étranglant à demi. C'est douloureux et exaltant à la fois. Les doigts entremêlés des deux hommes se resserrent, des doigts qui communiquent comme jamais il ne l'ont fait auparavant. Ramenés contre la taille de Shiki, la prison de leur corps solidifient l'étreinte, elle semble indestructible. Pourtant tout n'est que délicatesse. Une brise plus fraiche que précédemment s'engouffre sur la terrasse. En réalité, la température de ce zéphyr n'a pas changé. En comparaison, celle qui murmure désormais à son oreille est ardente, justifiant ainsi l'écart d'avec celle de la nature. Yun-Jin a glissé ses lèvres près de l'oreille de Shiki, lui murmurant la plus douce des ballades.

Un coeur est sur le point de rompre, d'éclater, de s'éjecter hors de la poitrine d'un jeune homme qui n'en peut plus de lutter, et qui n'a qu'une envie, se confesser. Sa raison est pourtant inébranlable et les mots resteront captif de son propre corps, peut-être à tout jamais. Toutefois, le chant sans mélodie de Yun-Jin le transperce, de ce langage inconnu, de cet accent qui l'ensorcelle. Conquérant, il cherche dans les tréfonds de l'âme de son partenaire, son autre, son compagnon de danse. Une réponse.
C'est le désir qui se manifeste à la place des mots. Shiki n'aura jamais le courage d'avouer son amour bien trop passionnel pour Yun-Jin. Il gardera ça pour lui, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de contraintes, ô combien nombreuses. A commencer par lui-même. Tant qu'il n'assurmera pas son attirance, le reste ne pourra suivre. Tant qu'il se dira que c'est mal, il ne pourra pas se projeter vers l'avenir. Il est bloqué, séquestré.
La passion c'est la souffrance, l'état de passivité. De soumission à l'autre. La damnation.
Un râle.

- Senpaï...

Il est perdu. Il a mal. Son corps pivote alors, il se laisse docilement faire. Il a à peine le temps de lever son regard éperdu vers celui de Yun-Jin que ce dernier emprisonne ses lèvres entre les siennes. Le coeur et le corps liés, Shiki s'abandonne totalement à son geôlier, agrippant son yukata de toutes ses forces. La chaleur qui s'est installée en lui précédemment, s'insinue dans chacune de ses veines, parcourant l'ensemble de son être. Les mains quittent le yukata et remonte jusqu'aux joues du coréen ; l'une d'elle prend la décision de bifurquer et d'aller s'engouffrer au travers des longues mèches de l'homme. Les pieds du Japonais pivotent à son tour jusqu'à amener son dos brutalement contre un mur de la terrasse intérieure, et ainsi, emmène Yun-Jin sans jamais lacher ses lèvres. Avec avidité, celles de Shiki les dévorent.

- Senpaï...

Non, il ne faut pas parler. Il ne faut plus parler.
Tout dans les réactions de Shiki lui confirmait qu'il était sur la bonne voie. Les mots sont probablement trop chargés de sens, ils portent des siècles de culture, des immensités de contraintes.... Et sans nul doute que Shiki aime à les utiliser comme rempart contre n'importe quelle agression extérieure. Prononcer des mots revenait à alimenter le masque inébranlable du japonais.

Non. Il fallait des actes. Shiki se révélait faible face aux actes.
Il le sentait là, au bout de ses lèvres alors que Shiki se laissait porter par son propre corps. La force des mains du japonais sur son yukata le surprit, les caresses sur les joues aussi, les doigts dans ses cheveux manquèrent de lui arracher un gémissement. Il ne s'attendait pas à tant de répondant. Un barrage semblait avoir céder, lui permettant de s'engouffrer et de revenir sur ce territoire qu'il n'avait connu qu'une seule fois, lors du bal de la St Valentin, quand un masque réel avait permis à Shiki de dépasser les interdits.

Surpris, mais pas stupéfait, Yun-Jin comptait bien ne pas laisser passer une telle opportunité. Comment aurait-il pu alors que le japonais faisait montre d'une telle passion ?
Il se laissa guider, suivant avec bonheur les directives de Shiki, le laissant faire ce que bon lui semblait avec ses lèvres, une de ses mains venant assurer son équilibre contre le mur. Il en avait eu envie depuis le matin même, depuis la veille, depuis des jours. Les yeux fermés, il apprécia le moment, juste ce qu'il fallait pour graver l'odeur de Shiki dans son désir. Quelques secondes encore et puis il lui fallut plus. Yun-Jin pressa son corps contre celui du japonais, mélangeant leur chaleur respective, et, penchant la tête, pénétra la bouche aux lèvres déjà empourprées. Tantôt sa langue venait caresser l'autre, tantôt il prenait les lèvres délicatement en otage entre ses dents, toujours avec sensualité et un peu d'impatience.

Il ne fallait pas s'encombrer de trop de réflexion, empêcher que Shiki ne puisse ressaisir le fil de ses calculs anxieux. Yun-Jin s'assura de garder un contact permanent avec le corps de Shiki, que ce soit par son bassin, impérieuse barrière contre tout échappatoire, ou par cette main, logée dans le creux des reins, qui remontait caressante dans son dos, ses épaules, son cou et, doucement mais fermement, vint couvrir les yeux verts. Maintenant sa prise sans violence, Yun-Jin rompit alors le baiser, se délectant de la vue de ces lèvres scintillantes de leur échange. Ils respiraient le même air, Yun-Jin tout proche de lui. Il effleura les lèvres du japonais des siennes, sans l'embrasser, juste ressentir la pulpe malmenée, puis la douce dépression de la commissure, le velouté de la peau juste sous la bouche, la perfection de la ligne de la mâchoire - son autre main glissa sur les fesses, appréciant le rebondi à travers le yukata - ses lèvres continuèrent au commencement du cou, se délectant des soubresauts de la jugulaire alors qu'il demandait implicitement à Shiki de lui offrir son cou - la main passa par la hanche, puis descendit plus bas, glissant assurée sur le bas-ventre.

Il sortit les dents et les posa sur la peau, sans heurt, juste sur la jugulaire, la sentant pulser sous ses canines d'abord, puis sous sa langue.

Dans l'intimité de cette chambre, face à la nature qui déchaînait peu à peu son ciel, Yun-Jin s'offrait son véritable repas.

C’est de la déraison pure. Des gestes un peu maladroits, quelques tremblements, une lutte constante. Shiki se maudit d’être aussi vulnérable en présence de Yun-Jin, lui qui a tant l’habitude de cacher ce qui ne doit surtout pas être vu… Lui qui a tant l’habitude d’afficher ce qu’il ne ressent en aucun cas. Il ressasse sans arrêt les deux évènements qui ont changé sa vie : sa rencontre avec Yun-Jin, et le tournant de leur vie en début d’année. C’est une bataille sans fin entre trois camps : « ce qui est », « ce qui a été », « ce qui sera »… Mais ce sont des rouages jumeaux qui viennent altérer l’engrenage de cet affrontement : « ce qui ne devait jamais », et « ce qui n’aurait jamais dû » arriver. La réputation, les obligations, la fierté…comment des éléments aussi important que ceux-là peuvent se faire balayer par la simple fougue de la jeunesse et de ses sentiments ? Shiki continue de raisonner comme cet adulte dont il a endossé les traits depuis l’enfance. Ça ne peut pas être une erreur de « jeunesse ». Tomber amoureux de Han Yun-Jin dès leur première rencontre n’était pas prévu. Devenir le Cupidon de la Saint-Valentin n’était pas prévu. Revoir Yun-Jin dans ces circonstances ne devait pas se produire. Dans une autre réalité, ils ne se seraient pas vus. La pluie battante aurait bloqué les accès jusqu’à l’université. Le 14 février, il se serait inquiété pour Cammy Logan sans prêter attention à son cavalier et l’aurait accompagnée à l’hôpital. Sa vie aurait pris un autre tournant, il n’aurait pas envisagé d’abandonner le club d’athlétisme pour prendre en main celui de Kyûdô. Rien n’aurait changé. Vraisemblablement.

La pluie s’abat. Comme des mois auparavant.
Shiki, éperdument esclave de Yun-Jin, agrippe plus fermement sa poigne sur les longues mèches du Coréen. Il sait pertinemment qu’il n’y a plus de retour en arrière possible. Et le chemin tracé qu’il lui avait été dessiné est désormais effacé. Celui sur lequel il s’est engagé, n’a pas de ligne ni de direction à suivre. Il ne sait pas où il va, il se perd là, entre les lèvres et dans les bras de son senpai. Il sent ce dernier en appui sur le mur. Comme dans cette chambre, contre la porte, avant le retrait du masque de plumes bleues. Leurs corps entre en contact, le baiser s’approfondit bien plus, bien trop. La pluie, elle, n’est jamais assez violente et puis…. La lumière a cessé d’être.

Shiki sent la paume de Yun-Jin contre ses paupières. Si l’empêcher de parler est un excellent moyen de l’empêcher de sombrer dans ses noires pensées, lui priver de la vue brise tous ces efforts. A l’instar de ce fameux soir où un réel masque l’avait enhardi, ce masque là le renvoit aussitôt vers ses doutes. Seulement, il est trop tard : il ne maitrise d’ores et déjà plus les réactions de son propre corps. Et c’est en pleine connaissance de cause qu’il se fige, là, à la merci de cette personne qui le domine de toute sa splendeur. Cette main qui le recouvre maintient le décor ancré en lui. Cette pièce, cette auberge traditionnelle l’oppresse. Elle le surveille, le pointe du doigt. Il a cette impression qu’elle lui crie combien il est sale, combien sa honte n’a désormais plus de limite. Le désir qu’il ressent, cet abandon total pour Yun-Jin l’amènera forcément vers le pire. Pour l’heure, c’est ce qu’il souhaite et tandis que les lèvres du Coréen l’effleure de part et d’autre des lignes de son visage, il pousse un soupir lascif. Les autres parcelles de son corps se réveillent, il lève alors les paupières. Il saisit et repousse la main de Yun-Jin de son visage ; la pluie pénètre la terrasse.

- La porte... il faut la fermer.

Shiki se décolle de Yun Jin afin de joindre le geste à la parole. A la seule différence qu’il a rabattu la porte derrière lui. L’averse s’abat sur son ardeur, il était moins une. Portant sa paume sur sa carotide, il s’éloigne dans le jardin en toute hâte, haletant. Ils ne pouvaient pas… Pas là, pas comme ça.
Au delà du jardin, un petit bois délimite le périmètre de l’auberge. Pas de sentier naturel mais des racines, de la terre détrempée et ces branches interminables qui semblent vouloir freiner sa fuite. Shiki est énervé, frustré et bien trop excité en même temps. C’est définitivement trop. Il s’arrête et lève la tête, espérant ainsi que la pluie allait purifier mais…. Elle n’est toujours pas assez violente pour faire sortir Yun-Jin de sa peau. En rabattant ses bras sur lui-même, il a la sensation de le sentir encore. Comment est-ce possible de désirer à ce point ardemment une personne ? Comment justifier cette attirance ? Si c’est vraiment contre nature… pourquoi est-ce que ça lui arrive ?

- Yun-Jin… Je n’en peux plus de lutter. Que dois-je faire ?

Oubliant que le yukata ne lui appartient pas, oubliant tout sauf cet homme qui le hante, Shiki tombe à genoux. La pluie est chaude ; elle ne parvient pas à calmer son désir et c’est un gémissement audible qui s’échappe de ses lèvres à la place d’un cri de rage.

Le rouge aux joues, il s’essouffle, haletant.

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