Night.
Dans ces clubs sombres et lumineux à la fois. Je sirote un cocktail doré qui m'aurait au moins fait sourire si le cœur y était. Je regarde les gens sans vraiment les voir, je reste assis sur ce tabouret pas très confortable au lieu d'aller user le
dancefloor avec les autres. De me presser sans pudeur contre le corps de mes victimes. De les hameçonner si profondément qu'ils garderont le leurre pour toujours dans leurs tripes.
Cette sensation d'être cette aventure d'un soir dont ils chériront le souvenir jusque dans leurs vieux jours ... Cette lumière dans leurs yeux quand ils me baisent et qu'ils n'arrivent toujours pas à y croire. Plus que le sexe, c'est ça que je cherche la nuit, dans ces clubs. Leur faire croire que je suis
out of their league, si loin au dessus d'eux. Savoir que dans l'esprit de quelqu'un, je suis cent fois plus que je ne suis vraiment.
Et c'est bien pour ça que je ne les revois que rarement. Pour que cette image reste toujours intacte. Car s'il y a bien une chose que je sais, c'est que le temps détruit tout, même les choses les plus belles, même les souvenirs les plus émouvants.
Évidemment, lors de mes nuits de temps à autre, je tombe sur un autre chasseur, comme moi, et le jeu se transforme en quelque chose de totalement différent. Un peu plus risqué, un peu moins satisfaisant pour mon ego. Un peu plus vrai, paradoxalement, puisque nous connaissons nos masques respectifs et nos combines.
Et puis, il y a ceux qui ne rentrent dans aucune des catégories précédentes. Eux, je les fuis comme la peste. Aucune envie d'être Icare devant leur soleil.
Six mois qu'il est parti. J'ai perdu mon envie de chasser.
Au début, je suis resté loin des clubs et des saunas. Il ne savait pas quand il rentrerait et même s'il m'avait laissé entendre que ça pouvait être long, je m'attendais à ce qu'il rentre au bout de quelques semaines. Un ou deux mois. J'espérais. Je refusais son absence en me concentrant sur son retour. Évidemment, j'avais enterré l'idée qu'il puisse être mort. Ne jamais y penser. Pour un laps de temps aussi court, je n'avais pas envie d'aller voir ailleurs. Je pouvais repousser mon désir charnel un certain temps et l'attendre.
Mais au bout d'un moment, ma nature commençait à me rendre fou. Je suis un pur produit humain, j'ai énormément de mal à laisser mon lit froid très longtemps. Il le réchauffait très bien, je n'avais pas besoin d'aller voir ailleurs, ni l'envie, il me comblait. Je m'en suis surtout rendu compte en ressentant cet immense vide qu'il a laissé derrière lui. J'ai résisté, le plus longtemps possible, mais au bout d'un moment j'ai craqué. Une simple nuit au club, je me suis dit, rien de sérieux, juste allumer quelques types, les embrasser peut-être et puis c'est tout ... Rien qu'un peu de chaleur humaine pour 'faire le plein' et m'aider à supporter son absence.
Mon plan n'a pas fonctionné. Loin de là. Je ne ressentais plus le regard des autres comme avant, ni leurs contacts. J'avais beau séduire, j'avais beau accrocher, ça n'allumait pas le feu que je désirais. Ce soir là, je suis reparti très tôt, terriblement confus. J'y suis retourné, bien sûr, quelques jours plus tard, ce besoin me rongeant les entrailles, mais la situation n'avait pas changé.
Ma chance ou malchance, je suis tombé sur un chasseur cette nuit-là, un que je connaissais déjà intimement, il y a de ça quelques années maintenant. Depuis, il nous arrivait souvent de nous rencontrer, le milieu gay japonais était très petit - à Keimoo encore plus, et de s'amuser à chasser les jeunes éphèbes ensemble. Il ne lui fallut pas longtemps pour remarquer que quelque chose était différent, j'étais trop difficile, trop insatisfait, je me lassais vite. Les jeux habituels n'arrivaient pas à divertir mon esprit qui était constamment branché sur Akim. Par frustration et fatalisme, j'ai laissé le chasseur faire de moi sa victime. Je l'ai suivi chez lui au lieu de l'ordinaire love hotel et ... On a regardé un film. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait, j'attendais à chaque instant qu'il passe à l'acte, mais rien. Même lorsque, le film fini, on a troqué le canapé pour le lit, il n'a rien fait. Il a éteint les lumières et s'est endormi de son côté. J'ai passé la nuit perdu dans mes pensées, à l'écouter dormir et me demander ce que je faisais là.
Les longues minutes se sont écoulées, dans ce lit qui n'était pas le mien, dans cet air qui m'était étranger, à ressentir le mal étreindre ma poitrine alors que son prénom s'imprimait sous mes paupières. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ... Où est-il ? Est-il encore vivant ? Est-ce qu'il pense à moi ? Est-ce qu'il m'aime vraiment ? Qu'est-ce qui m'a pris de me laisser avoir comme ça ... Pourquoi je l'ai autorisé à pénétrer si loin ? Je ne peux pas .. Je ne peux pas. Je ne peux plus. Pas encore.
J'ai regardé le jour se lever doucement, inéluctable, méprisant mon état. Ça fait mal. La vie continue sans vous. Les pieds enracinés dans le lit de la rivière, on sent l'eau courir autour, vous contourner et vous malmener pour aller de l'avant. Vous êtes sensé faire de même. Personne ne s'arrête pour vous tendre la main et écouter vos détresses.
J'entendais sa respiration s'éveiller, changer. Il remuait. Je n'avais pas besoin de le voir, je l'entendais. Assis au bord du lit, j'ai senti ses mains m'inviter doucement à venir contre lui. Je ne savais plus ce que je devais faire et ne pas faire, alors je l'ai laissé décider à ma place.
Close your eyes. Think about him.Il m’enlaçait, s'installait dans mon dos et je sentais sa chaleur.
He's holding you, a tight and sweet embrace.Je n'ai pas bougé, en une lutte incertaine contre ses directives. Je ne voulais pas fermer les yeux. Ce n'était pas lui.
He's a bit different from what you remember, different sensations, different attitude. It's been so long, he can't be the same.Je n'aimais pas ce qu'il me disait.
Let go.No.
Let go of him, he's not the one you remember anymore.J'ai lutté comme j'ai pu, mais, quelque part, il savait exactement ce qu'il faisait.
Il m'a fait pleurer. J'ai pleuré.
C'était il y a huit mois.
- - -
Je regarde ma montre. Pour la dixième fois. Le stress me gagne. Ce soir, c'est la grande première du film dans lequel un de mes poulains joue, son premier grand rôle, sa première confrontation à tant de célébrité. Il possède la fougue de la jeunesse, un minois à briser des cœurs, et tout ceci veut dire qu'il est difficile à gérer. Et qu'il le sera de plus en plus. Je n'aime pas cette partie de mon job. Devoir devenir une deuxième maman. Un Big Brother empêcheur de tourner en rond. Devoir user de mon autorité pour qu'ils cèdent et m'écoutent. Saloperie de gamins. Je n'aime pas les voir pencher dangereusement vers ce territoire du showbiz que je connais si bien pour en avoir arpenté les ruelles, les pavées d'or comme les plus plus sombres.
Le directeur de l'établissement me parle, je m'efforce de l'écouter, d'une parce que c'est moi qui lui ai demandé de m'expliquer, de deux parce que j'ai besoin de ces informations. De trois parce que je ne suis pas impoli. Mais je sens mon smartphone ridiculement brûlant dans ma main.
Oui j'ai du changer, mon vieux Blackberry ayant rendu l'âme un matin, sans sommation. Le vendeur a failli me rire au nez quand il a vu ce que je lui amenai, encore plus quand je lui ai expliqué que je voulais qu'on me le répare. J'ai été peiné de savoir que c'était impossible. Mon fidèle compagnon... A la place, maintenant, j'ai un smartphone, qui prend cent fois trop de place dans ma poche, qui ne tient pas une journée et qui n'a pas de touches. Je mets trois fois plus de temps à écrire dessus, c'est insupportable.
Je regarde encore ma montre. Je regarde à nouveau mon téléphone, toujours pas d'appel. Ça peut vouloir dire que tout va bien. Comme ça peut vouloir dire que je ne suis tout simplement pas au courant d'une catastrophe.
- Si vous voulez, on revoit ça dans 5 mn ...
Merde.
Merde.
Merdemerdemerde ! Non ! Je ne veux pas devenir comme ça !
"Toutes mes excuses, je vous écoute"
J'ai encore le réflexe. Il faut absolument que je travaille là-dessus, je n'ai pas fait beaucoup de progrès.
Je puise dans mes réserves d'énergie, brûlant à toutes vitesse les calories de la barre de céréales que j'ai pu grignoter dans le van tout à l'heure. J'écoute ce qu'il me dit et la machine repart, je me remets au travail.
Deux heures plus tard, je redescends doucement de la prise de bec intense qui s’est déroulée entre moi et mon poulain quand il s’est pointé au cinéma tout seul sans mon assistant, arrogant et capricieux. Bien sûr, j’ai eu raison de lui, il est trop immature et pas assez méchant pour résister à l’écrasant argument de mon mutisme que je lui colle sur la gueule à chaque fois. J’ai besoin d’une pause. J’ai besoin de manger quelque chose. J’ai besoin d’une cigarette. J’ai besoin d’un café ou d’un
energy drink. Je sens la fatigue s’emparer de mon crâne. Je vais bientôt avoir besoin d’un
pain killer. Mais je dois encore régler quelques détails, notamment sur la conférence de presse qui suivra la projection. Le technicien me parle, répond à mes questions, quelqu'un teste un micro encore une fois et puis ...
-
Hello Ivory...Plus que la voix - que je ne reconnais d'abord pas - c'est le fait que mon prénom soit prononcé à l'anglaise qui me fait tourner la tête. Je ne savais pas à quoi m'attendre, à qui m'attendre, je ne pouvais pas deviner.
Des têtes se tournent. Pas toutes, beaucoup sont trop occupées pour s'intéresser à un simple type qui s'amuse à prendre la place des stars sur la petite scène. Elle se demandent ce qu'il se passe, qui est cet homme non-japonais, qui est Ivory aussi, parce que peu de gens ont l'utilité de cette information. Mon interlocuteur attend après moi. Il attend que je m'occupe de ce type ou bien que je l'ignore et que je continue mes affaires avec lui. Mais moi je ne sais pas quoi faire. Mon regard le fixe. Il est là. Mon corps déjà enfiévré par le stress voit sa température augmenter.
Shit. Le vertige arrive. Je m'excuse auprès du directeur, je me courbe bien bas et je fais un signe à Akim de me rejoindre plus loin. Il faut que je m'éloigne, que je me pose, je ne peux pas faire ça devant tant de gens, surtout pas maintenant, alors que l'heure tourne. J'ai besoin de manger quelque chose, je vais tomber si ça continue. Je fais attention de me tenir à ce qui peut soutenir mon poids, une chaise, un mur, un être humain, et je traverse le couloir avant de pénétrer dans une salle de projection vide, aux lumières tamisées, attendant qu'Akim me rejoigne. Je porte ma main à mon front. Mon Dieu. Est-ce qu'il est vraiment là ? Je ne m'y attendais pas, cela fait des mois que je m'efforce de ne pas trop penser à lui, ne pas souffrir de son absence, ne pas délirer sur les 1000 et 1 morts qu'il aurait pu subir depuis qu'il était parti, ne pas stalker les news russes dans l'espoir ou l'angoisse de l'y voir apparaître... Et maintenant il est là. J'aurais du m'y attendre, à ce qu'il me fasse un coup pareil, l'enfoiré. Je suis sûr qu'il a choisi son jour.
Il rentre enfin dans la salle et malgré le manque de luminosité, malgré mon état de stress, je ne peux qu'apprécier le charme et le
sex appeal qu'il dégage. Je sens le parfum qu'il porte.
Mes yeux s'écarquillent. Je ne rêve pas, il est bien là. Ma main couvre ma bouche, la souffrance embrase ma poitrine. Il est là. Je le détaille. Il n'a pas changé, et en même temps j'ai l'impression qu'il est différent. A-t-il de nouvelles blessures, de nouvelles cicatrices ? Sur sa peau, dans son âme ? Il a l'air d'aller bien. Je m'approche prudemment, affolé, comme si le toucher risquait de le faire disparaître. Mais enfin je pose mes mains sur lui, j’atteins le plexus en premier, il ne s'efface pas sous mes doigts. Je déploie ma main, la paume contre lui, je cherche les battements de son cœur - et ça aurait été super romantique que ça marche mais on est dans la vraie vie alors non, je ne le sens pas battre. Je m'en fiche au final, je m'absorbe dans ses orbes.
He's back.
L'émotion me gagne, je sens les larmes perler, brouiller ma vision. Je me rapproche de lui encore un peu plus et le prend dans mes bras, l'enlace, pose ma joue contre son torse pour ressentir sa chaleur, sa présence, sentir son cœur cette fois, tout contre moi, qui m'a tellement manqué, que j'ai tellement désiré tous ces mois. Je soupire, une sorte de soulagement arrive à alléger un peu mon état. Il est vivant. Pas mort au fond d'un fleuve. Pas dissout dans l'acide, pas refroidi une balle en pleine tête, pas plongé dans du ciment, pas mort de froid dans la toundra de ce pays de fous furieux.
Dans le lointain je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. D'habitude, je l'aurais sorti pour communiquer avec lui, mais je ne ressens pas le besoin. Je relève le visage, toujours proche de lui et le détaille mieux, de plus prêt. Mes mains se détachent de son dos, j'entoure son visage, je le caresse, je le détaille encore, en silence.
Tu m'as tellement manqué.