Photoshoot pour une marque de fringues. Hidemi ne s'en sort pas trop mal, il est trop arrogant, mais quand on a 16 ans et qu'on vous apporte tout sur un plateau, on ne peut pas vraiment attendre un autre résultat. Il a la beauté, la jeunesse, on lui fait croire qu'il a du talent ... Il se sent invincible. Je ne peux pas lui en vouloir, il en profite. Il a bien raison. Certes, il faut se coltiner son mauvais caractère mais j'ai plus de pitié pour nos collaborateurs sur qui il se lâche plus qu'avec moi. Mon mutisme le met mal à l'aise. J'ai toujours l'ascendant sur lui, dans n'importe quelle situation. J'en jubile silencieusement parfois.
Après le shoot et un repas dans un petit restaurant dans le centre, direction le studio d'enregistrement.
Quand mon père est arrivé avec ses gros sabots sur le territoire nippon, il voulait tout faire construire, montrer le pouvoir de l'argent anglais en érigeant des bâtiments neufs. Mon avis allait à son encontre mais je ne me suis pas battu pour m'imposer, c'est lui qui voulait absolument m'impliquer dans ce business. Aussi écouta-t-il tout ce que j'ai pu lui dire et repoussa à plus tard les constructions narcissiques. Il valait mieux travailler en collaboration avec les infrastructures locales déjà bien implantées et possédant un réseau très étendu. S'y intégrer en tant que nouveau label pouvait mettre un peu plus de temps, mais au long terme, on était vraiment gagnant.
Il en fut ainsi pour les studios d'enregistrement qui n'avaient rien à envier aux nôtres. Celui vers lequel on se dirige - Hidemi jouant sur son téléphone - est l'un d'eux. Il fait partie de quatre studios particuliers répartis sur le territoire Japonais regroupés en une corporation solidaire. Parmi eux, à Tokyo, se trouve celui dans lequel Alastar enregistra la plupart de ses titres. Ce n'est pas par nostalgie que j'ai visé les studios de cette corporation, mais par professionnalisme. Ils sont bons, ils me connaissent, nos relations ont tout de suite très bien démarrées. Ce fut un vrai plus dans le développement de la production.
Et désormais, j'y emmène tous mes poulains.
Après une heure d'enregistrement, Hidemi commençait déjà à avoir du mal à se concentrer. Petit ado exaspérant. Aucun professionnalisme. Des fois, je me dis que je me suis tiré une balle dans le pied en choisissant exclusivement des idols. Je suis patient et persévérant, lui demandant d'être un peu moins immature et que malgré son 'talent', s'il n'y mettait pas du sien, il ne décollerait pas de son anonymat actuel. Brandir ce genre de menace est ultra efficace. Ils ne supportent pas qu'on leur rappelle leur insignifiance. S'ils savaient ....
Quand je vois qu'il reprend du poil de la bête et qu'il se concentre un minimum, je le laisse aux mains du preneur de son pour un instant. J'ai à voir avec le régisseur du studio pour planifier une flopée de séances d'enregistrement pour une nouvelle qu'on vient de signer. Je le trouve dans les couloirs et je commence à échanger avec lui tout en le reluquant un peu. Il est tout à fait mon style. La réciproque n'est pas vraie, mais tant pis, il est là pour le plaisir de mes yeux. Et le bon fonctionnement de mon travail.
Ma journée se passe plutôt bien, non ? Hidemi n'est pas l'idol le plus agréable, mais j'en ai connu des pires, j'ai un beau mec tout près de moi qui me parle avec passion d'un nouveau groupe qui est venu enregistré il y a peu et qui est prometteur, je me sens à l'aise ... ça aurait pu s'arrêter là.
Je n'avais vraiment pas prévu ça.
« Vous... Vous êtes... Ivory Lancaster ?! »Quand mon nom retentit dans le couloir et que tout le monde tourne la tête vers la scène, mon cœur rate un battement. Cet accent aigu dans la voix, ce balbutiement, il ne me faut qu'un quart de seconde pour réaliser que quelqu'un m'a reconnu et que ce quelqu'un est un fan d'Alastar.
« J'ai du mal à croire que c'est vraiment vous... Depuis que je suis toute petite j'ai toujours rêvé de vous rencontrer ! J'adore tellement votre musique et votre voix ! »Oh god ...
Elle m'envahit avec son flot de paroles élogieuses que, quelques années en arrière, j'aurais apprécié mais là, ça me fout plus l'angoisse qu'autre chose. Je fais un pas pour reculer, dans un réflexe de peur incontrôlable. J'ai eu à faire à des fans après le scandale qui ruina le groupe, ils n'étaient pas tous pacifistes.
Mais elle semble reprendre une contenance, reculer un peu. Je prends sur moi pour ne pas partir en courant et ne pas afficher un air de chien battu sur mon visage. Allez bonhomme, tu peux y arriver, ça n'est pas la première fois que tu fais face à ce genre de situation et ça ne sera pas la dernière.
« Je vous pris de m'excuser, je me laisse emporter... Je suis Diamond. Je ne veux pas vous importuner... C'est simplement que vous êtes un artiste que j'admire beaucoup. » Je lui offre un sourire crispé en me penchant pour la saluer. Diamond .... Mon regard accroche ses cheveux et son style. Elle est dans le showbusiness. Et puis ça fait tilt. Je reconnais son visage, en fait. GoldenStorm, les tabloïds se repaissant de ce scandale servi sur un plateau. Elle est jeune, elle chante, elle s'est déjà faite éclaboussée par la merde de ce milieu.
Mon cœur reprend peu à peu un rythme normal. Je vois dans ses yeux l'excitation et ça me brise le cœur quelque part. D'être aussi muet qu'une carpe et de ne plus correspondre à cette personne qu'elle a aimé. Je ne suis plus cette personne-là.
« Que venez vous faire ici ? » »
- Ne le harcèle pas de questions !
La voix du régisseur tranche le silence et l'espace d'une seconde, ça me plait qu'il prenne ma défense. Mais je me permets de poser la main sur son bras, lui souriant pour lui faire comprendre que ça va. Elle n'est pas agressive ni surexcitée, elle ne va pas me sauter dessus. Enfin j'espère. Je plonge la main dans l'intérieur de ma veste et en ressort mon porte-carte. Mes doigts font glisser le rectangle de papier, puis le tenant des deux mains je le lui tends, appuyant un sourire professionnel.
- Spoiler:
Dans le petit laps de temps où je tiens cette carte de visite qui lui révélera ma position, mon cœur se serre. Et je me rends compte que, d'une, cela fait longtemps que rencontrer une fan ne m'est arrivé, et deux, j'ai peur de ce qu'elle peut penser de moi.
Je pense que, désormais, mon visage a été oublié. Pour tout le monde, je ne suis qu'un étranger parmi les cheveux noirs, plus personne ne peut associer mon visage à quelque chose de connu et ça aurait du rester comme ça. De rencontrer quelqu'un qui me reconnait instantanément et me noie sous les compliments me laisse amer. On ne peut pas changer le passé, mais on peut influer sur le présent. Et le fait que je sois encore à me cacher derrière le silence n'a rien à voir avec la fatalité. C'est ma couardise et rien d'autre.
Je la regarde. Elle est jeune, elle est talentueuse. Et malgré sa jeunesse, elle a réussi à résister à la tempête, à en ressortir grandie et déterminée. Contrairement à moi. Qui en est toujours au même point.
Elle libère mes mains, je peux donc prendre mon fin carnet de note, un stylo et lui écrire.
Enchanté de vous rencontrer en personne, Diamond. J'ai été désolé de voir votre groupe se déchirer, j'espère que vous avez gardé toute votre énergie pour faire un come-back flamboyant.
J'aurais aimé que cela se passe autrement. Que d'une manière ou d'une autre, je puisse surmonter ce vieux drame, réchauffer ma voix, retourner en studio et lui offrir la possibilité de rencontrer ce chanteur immature que j'étais il y a des années de ça.
Après m'être assuré qu'elle ait lu, je tourne la page et continue :
Je vous remercie, vos compliments me vont droit au cœur. Mais je suis de la vieille génération. Désormais, l'histoire de la musique s'écrit avec vous.
Et un sourire.