Attendre et voir venir [Aredhel]

*BIIIIIIP BIIIIP BIIIIP BIIIIIP*

Une main engourdie vint tâtonner sur la table de chevet pour attraper le téléphone qui s’y trouvait, faisant au passage tomber deux ou trois livres qui devaient tenir en équilibre précaire sur un coin de la table. Emi fit taire la sonnerie stridente du réveil aussi vite qu’elle le put et regarda l’heure affichée. Sept heures du matin. Elle se laissa ensuite retomber lourdement sur l’oreiller, saisit Kuma-chan et le serra contre elle. Il était sept heures du matin, un week-end, et elle allait devoir se lever.

- C’est pas humain… râla la jeune femme, le visage enfoui dans la douce fourrure de son ours en peluche.

Mais ce qui l’agaçait le plus, outre le fait de se réveiller tôt le week-end après une semaine chargée, était précisément la raison pour laquelle elle devait se lever. Elle avait reçu l’avant-veille un SMS de sa mère, l’informant qu’elle et Hanako passeraient lui rendre visite pour la journée.

Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’était demandé Emi sur le moment.

Elle et sa famille n’étaient pas proches et elle avait du mal à comprendre pourquoi sa mère et sa petite sœur s’embêteraient à faire un aller-retour en train dans la même journée juste pour lui rendre visite. Sans compter qu’elle-même n’avait aucune envie de les voir. Mais enfin, c’était prévu, elles s’étaient fixé rendez-vous à huit heures au centre commercial, elle devait bien y aller. La grasse matinée serait pour un autre jour.

La jeune femme se décida finalement à se lever et alla s’habiller le plus silencieusement possible. Elle avait prévu sa tenue la veille pour pouvoir s’octroyer quelques minutes de sommeil en plus. Une fois habillée, elle partit se maquiller et se coiffer rapidement dans la salle de bain, puis revint dans la chambre enfiler manteau, bonnet, écharpe et gants. Une fois parée pour affronter le froid hivernal, elle attrapa son sac, sortit discrètement en refermant doucement la porte de la chambre et parcouru le couloir d’un pas trainant jusqu’à la porte d’entrée.

Un vent glacé particulièrement mordant soufflait, la forçant à accélérer  le pas pour se trouver au chaud plus rapidement. Elle se pressa alors dans les rues de Keimoo, tête baissée, le bas du  visage emmitouflé dans son écharpe. En arrivant enfin au centre commercial, Emi poussa un petit soupir de soulagement, savourant la douce chaleur qui l’entourait à présent.  Elle avait un gros quart d’heure d’avance sur l’horaire de rendez-vous et n’ayant pas mangé, elle s’installa à un café pour attendre et petit déjeuner rapidement.


Il était huit heures et demie, et toujours personne. Emi commençait sérieusement à s’impatienter et sentait son humeur s’assombrir de minutes en minutes.

Merde, mais qu’est-ce qu’elles fichent ?

Elle sentit soudain son téléphone vibrer dans sa poche. Un message de sa mère, qu’elle parcourut rapidement. Sa sœur et elle avaient manqué leur train et ne seraient pas là avant midi. Passé un premier accès d’énervement, Emi finit par voir le bon côté des choses. Après tout, quatre heures de retard étaient toujours quatre heures de moins passées avec elles.

Et puisque je suis là, autant aller faire les boutiques.

Il était encore tôt et le centre commercial était pratiquement désert. Conditions idéales pour le shopping : pas de magasins bondés ni de queue à la caisse ou aux cabines. La jeune femme partit alors faire le tour des boutiques et s’arrêta finalement devant un magasin de vêtements pour hommes, où une belle chemise noire lui avait tapé dans l’œil. Peu lui importait qu’il s’agisse d’une pièce pour hommes, seul comptait le fait qu’elle lui plaise. Elle passa mentalement en revue tous les vêtements qu’elle pourrait porter avec.

C’est exactement ce qu’il me faut ! se réjouit-elle en pénétrant dans la boutique, immédiatement saluée par deux vendeurs.

Ha… les joies de l’hiver… Le froid, le vent, le ciel gris… Ça avait tout pour plaire… Et la journée, qui commençait à peine, réunissait déjà ces trois qualités, ce qui n’arrangeait pas les choses. Le jeune homme n’aimait pas l’hiver. Il n’aimait pas le froid. Il n’aimait pas le vent. Et il n’aimait pas le ciel gris. S’il pouvait hiberner, il le ferait volontiers. Une chose, une seule, lui faisait envie sous ce ciel maussade. Rejoindre son lit et ne plus le quitter, jusqu’au retour du soleil. Mais, si c’était impossible, il pouvait toujours décider de ne pas quitter ses draps du week-end.
Pourtant, aujourd’hui, il était à peine neuf heures et il se trouvait déjà dehors. Au centre commercial. Pourquoi y aller aussi tôt ? Ce n’était pas dans ses habitudes… Seulement, il avait passé une mauvaise nuit. Sans même en connaître la raison. Il s’était réveillé aux environs de trois heures du matin. Dès lors il lui fut impossible de se rendormir. Au bout de quelques heures, il en eut assez de se tourner et se retourner dans le lit, dans l’espoir de trouver à nouveau le sommeil. Alors il s’était levé, à six heures. Et une aussi mauvaise nuit ne l’avait pas rendu de bonne humeur, bien au contraire.  Avec toute la gaieté du monde, il partit dans la salle de bain. Et la douche eut au moins le mérite de le réveiller un peu. Habillé, il revint dans la chambre. Et donc ? Que faire ? Il était tôt et il doutait que ses amis soient déjà debout. S’il voulait aller quelque part, ce serait seul. Et, maintenant qu’il était réveillé, autant sortir un peu.  Il avait déjà une idée à l’esprit. Le centre commercial ! A une telle heure, il devait être désert,  il n’y avait rien de mieux pour le shopping ! Il regagna le sourire, en se disant que c’était l’occasion ou jamais de s’y rendre. Seul, ça ne serait pas drôle, mais il espérait secrètement trouver quelqu’un de sa connaissance là-bas, ou faire une nouvelle rencontre.      

Il sortit du bâtiment quelques instants après, resserra son écharpe et s’apprêta à affronter le froid mordant.  Et, mordant, il l’était. Pas qu’un peu en plus. Aredhel fourra les mains dans ses poches en frissonnant. Il se demandait encore comment il faisait pour ne pas geler à une telle température. Le jeune homme ne s’attarda pas dans les rues. D’une démarche vive, il prit la direction du centre commercial. Il atteignit son but une dizaine de minutes plus tard, les joues rougies par le froid. Cette balade matinale, aussi désagréable fut elle, le réveilla au moins pour de bon. Il étouffa un dernier bâillement avant de promener son regard le long de la galerie. Il n’était pas loin de neuf heures et cette dernière était quasiment déserte. Autant voir le bon côté des choses ; les boutiques étaient toutes aussi vides, ce qui était rare. Autant en profiter ! Ni une ni deux, il commença son affaire.          
Et, dix minutes plus tard, il y était toujours. Rien de bien étonnant, sa séance shopping risquait de se compter davantage en heures qu’en minutes. Il fouillait dans les rayons, à la recherche de son bonheur. En réalité, son bonheur, il l’avait déjà trouvé. Au moins cinq fois. Dire qu’il était un peu dépensier aurait été un euphémisme. Il avait les moyens et ne s’en privait guère. Il n’en était qu’à la première boutique pourtant, et il ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin. Ainsi, il avait déjà cinq cintres à la main, qu’il portait à travers les rayons de la boutique. Distrait par le choix qui s’offrait à lui, il ne prêtait pas attention aux alentours, pensant qu’il était seul dans la boutique. Alors ce qui devait arriver arriva ; collision ! Il bouscula une personne quelque temps après, et les cintres tombèrent à terre. Cette personne, il s’agissait d’une jeune fille.

«Excusez-moi ! C’est de ma faute je ne regardais pas où j’allais. »

Il lui sourit, avant de se baisser pour ramasser les vêtements.

Emi se dirigea vers les cabines d’essayages, la chemise noire à la main. Un vendeur la guida jusqu’à sa cabine, referma le rideau, et elle commença alors à se déshabiller. Une fois la chemise enfilée, elle se regarda dans le miroir sous tous les angles, ouvrant puis fermant les boutons du haut, rentrant le bas dans son jean…

Nan. Trop grande. Faut que j’essaie la taille en dessous.

Elle se rhabilla, ressortit de la cabine, balança la chemise trop grande au vendeur et retourna voir si le vêtement existait en plus petit. Au passage, elle regardait si par hasard il n’y aurait pas un autre modèle à sa convenance et son regard fut attiré par une autre chemise, bordeaux celle-ci. Elle palpa l’étoffe fine et délicate : du beau coton.

Hum…bon. La noire… ou la bordeaux ? Ou les deux ?

La jeune femme en était là de ses hésitations quand quelqu’un lui rentra soudainement dedans, la poussant légèrement de côté et elle failli perdre l’équilibre sur un présentoir.

- Eeeeh ! protesta Emi en se retournant vivement, prête à incendier le ou la maladroit(e).

- Excusez-moi ! C’est de ma faute, je ne regardais pas où j’allais.

- Oui, je vois ça… ce n’est rien, t’en fais pas, lui répondit elle, un peu radoucie devant le sourire et l’amabilité du jeune homme qui lui faisait face.

Alors que celui-ci se baissait pour ramasser les vêtements qui lui avaient échappé des mains pendant la collision, elle en profita pour étudier rapidement le look pour le moins atypique du garçon : des cheveux d’un blanc éclatant, dont l’artificialité de faisait aucun doute et des vêtements un peu excentriques mais tout à fait du goût d’Emi. La rapide étude de sa tenue lui fit penser que ce jeune homme partageait avec elle le goût pour les matières nobles. De toute manière s’il se fournissait dans ce genre de boutique, ce devait bien être pour ça.

En voulant se baisser à son tour pour l’aider à récupérer les vêtements tombés à terre, elle marcha accidentellement sur l’un deux.

- Oh, merde, pardon !

Elle enleva précipitamment son pied, ramassa l’habit et le lui tendit avec un grand sourire.

- Tiens ! Il est pas sali je crois.  

La jeune femme cru alors remarquer un nouvel élément du physique de son interlocuteur qui ajoutait à son excentricité. Ses prunelles lui paraissaient d’une étonnante couleur violette, probablement aussi naturelle que celle de ses cheveux. Cependant, il était difficile d’en être sûr avec les mèches blanches de sa frange qui lui tombaient sur les yeux. Au risque de paraître impolie ou un peu bizarre, Emi voulu s’en assurer en le fixant du regard un peu plus intensément et un peu plus longtemps que ce que voulait la coutume. Oui, c’était bien du violet. Probablement des lentilles. Ce mec semblait avoir à peu près son âge. Était-il à l’académie lui aussi ? En tout cas elle était certaine de ne jamais l'avoir croisé : son look étant loin d'être passe partout, elle s'en serait probablement souvenue.

Trop occupé à regarder tous les vêtements qui s’offraient à lui, il venait de bousculer quelqu’un. Il s’était alors excusé, en ajoutant qu’il ne regardait pas où il allait. Il s’adressait à une jeune fille qui devait avoir son âge. Elle avait des yeux noirs et de longs cheveux bruns. Rien de moins anormal. Mais ce qui était sûr, c’est que ça marquait un contraste avec Aredhel et sa teinture blanche.

- Oui, je vois ça… ce n’est rien, t’en fais pas.

Le jeune homme, toujours occupé à ramasser ses vêtements leva la tête et lui adressa un sourire. Puis il s’affaira à rassembler cintres et vêtements. Il se demanda, durant un instant, ce que faisait la demoiselle dans une telle boutique. N’y avait-il pas que des pièces pour hommes ? Ho qu’importait. Elle était libre de faire ce qu’elle voulait. C’était même une bonne idée, que d’aller dans les boutiques où les autres n’allaient pas. Au moins, c’était original. Qui plus est, elle avait bon goût. Aredhel avait eu le temps de regarder ce qu’elle avait dans les mains. Deux chemises. Une noire, et une autre bordeaux.      

La jeune fille se baissa à son tour, sûrement pour l’aider à ramasser les vêtements restants. Puis elle s’excusa vivement. Aredhel leva une seconde fois la tête, se demandant pourquoi elle s’excusait à nouveau. Elle avait mis le pied sur l’un des vêtements qui était encore au sol, voilà pourquoi. Vêtement qu’elle ne tarda pas à ramasser avant de le lui tendre, tout sourire.

- Tiens ! Il est pas sali je crois.

Il la remercia joyeusement et reprit ce qui lui appartenait. Une chemise, là encore. Et, une fois qu’il eut tout ramassé, il se releva. Puis il fit face à la demoiselle, qui, depuis un moment, le regardait bizarrement. Si bien que le jeune homme se demanda s’il n’avait pas une tâche sur le nez. Perplexe, il pencha la tête sur le côté. Que voulait-elle donc ? Elle le regardait, dans les yeux, sans qu’il n’en connaisse vraiment la raison. Alors Aredhel en fit de même. Et quelques secondes passèrent ainsi. Enfin, ce contact visuel fut rompu sans qu’Aredhel ne sache pourquoi il avait eu lieu.      
Il n’y pensa pas plus longtemps. Il était heureux de croiser quelqu’un de son âge dans une telle boutique, et esquissa un sourire avant de se mettre à parler.

« Je pensais pas trouver une autre personne qui aurait eu le courage de venir aussi tôt ici avec un temps aussi pourri… Tu me diras, on a bien raison ! C’est quand même mille fois plus agréable de venir ici dans la matinée que plus tard. Au moins, on a l’embarras du choix ! »  

En parlant, il avait épousseté les vêtements qui avaient traîné sur le sol. Une fois que ce fut fait, il regarda à nouveau la jeune fille. Il se demandait si elle aussi venait de Keimoo, car il ne se souvenait pas de l'avoir déjà vue là-bas.

« Dis-moi… toi aussi t’es de Keimoo ? »  

Après tout, il avait du temps. Alors autant engager un peu la conversation…

Emi fut agréablement surprise par la bonne humeur manifeste du jeune homme, en dépit de la collision, de ses vêtements tombés à terre et du fait qu’elle ait marché sur l’un d’eux. Elle en connaissait plus d’un qui, à la place de celui-ci, auraient tout simplement piqué une crise.

L’air perplexe qu’avait affiché sa nouvelle rencontre pendant qu’elle tentait de déterminer la couleur de ses iris lui avait bien fait comprendre que son examen n’était pas franchement passé inaperçu. Le jeune homme n’avait cependant pas relevé, et elle passa bien vite à autre chose.

Elle jeta un rapide coup d’œil aux cabines d’essayage au fond de la boutique. Elle avait bien envie d’essayer sa dernière trouvaille, cependant ce garçon lui paraissait vraiment sympathique, elle avait du temps à tuer avant que sa famille n’arrive, alors autant en profiter pour faire connaissance. Avec un peu de chance, la bonne humeur dont il rayonnait serait contagieuse. A vrai dire elle l’espérait : le reste de la journée lui semblerait alors sans doute un peu moins chiant. Son regard se posa à nouveau sur lui, qui se mit à  sourire avant d’entamer la conversation.

« Je pensais pas trouver une autre personne qui aurait eu le courage de venir aussi tôt ici avec un temps aussi pourri… Tu me diras, on a bien raison ! C’est quand même mille fois plus agréable de venir ici dans la matinée que plus tard. Au moins, on a l’embarras du choix ! »  

Ce fut au tour d’Emi d’afficher un petit sourire teinté d’ironie.

-   C’est vrai que c’est plus sympa quand il n’y a pas beaucoup de monde. Habituellement je ne me serais jamais levée aussi tôt pour venir ici, mais je devais retrouver ma famille, sauf qu’elle est en retard donc…

Elle acheva sa phrase par un geste circulaire de la main désignant la boutique. Elle allait continuer en lui posant la question qui lui trottait dans la tête depuis un petit moment, mais il la devança.

- Oui, je suis de Keimoo, à l’université. On a l’air d’avoir à peu près le même âge donc j’imagine que toi aussi, non ? Je m’appelle Emi, d’ailleurs, répondit-elle en lui souriant et en lui tendant la main. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle avait fait ça, mais sur le moment ça lui avait paru être la manière la plus naturelle de le saluer.

Son regard se posa ensuite sur les nombreux cintres que son camarade tenait. Il semblait également partager son goût pour le shopping. Ça commençait à leur faire des points communs, peu pour le moment, mais assez pour continuer de discuter et trainer ensemble. Ne perdant pas de vue son idée d’aller essayer sa seconde chemise, elle désigna du doigt les vêtements du jeune homme tenait toujours à la main.

-      Hum, tu veux peut être aller essayer tes trucs ? Parce que pour ma part, j’aimerais bien essayer cette chemise, d’autant plus que comme tu l’auras sans doute remarqué, ce ne sont pas vraiment des vêtements faits pour moi, à la base.

Elle attendit sa réponse en affichant un énième sourire, un peu amusé. Décidément, il semblerait que cette journée ne soit pas si pourrie que ça finalement. La bonne humeur de ce garçon était peut être belle et bien contagieuse.

La demoiselle lui semblait sympathique. Assez pour passer un peu de temps à parler, au lieu de trainer tout seul dans la galerie. Il était surprit –mais heureux- de trouver quelqu’un à une heure comme celle-ci. Le centre commercial était désert. Vraiment. C’en était presque surprenant ;  il n’avait jamais vu ça. Mais pas d’inquiétude, il s’y était vite fait ! Pas de file d’attente aux caisses ou aux cabines, un large choix, pas de bousculades… Ça avait tout pour plaire. Mais la compagnie lui manquait. Il n’aimait pas se trouver seul, et c’était pour cette raison qu’il avait engagé la conversation avec la jeune fille. Par ailleurs, cette dernière pensait comme lui. Elle ajouta qu’il avait raison et que c’était beaucoup mieux quand il n’y avait personne. Il ne pouvait qu’être d’accord et hocha la tête. Elle lui confia qu’elle non plus n’avait pas pour habitude de venir à une telle heure. Seulement, elle devait retrouver sa famille, qui était en retard.        
Lui venait de lui demander si elle venait aussi de Keimoo. Après tout, elle semblait avoir son âge, et il probable qu’elle soit de l’académie. A présent, il attendait une réponse. La demoiselle parla un instant après.

- Oui, je suis de Keimoo, à l’université. On a l’air d’avoir à peu près le même âge donc j’imagine que toi aussi, non ? Je m’appelle Emi, d’ailleurs.

En réalité il s’en doutait un peu, qu’elle faisait partie de Keimoo. Comme elle venait de le dire, ils avaient à peu près le même âge et la plupart des jeunes qui se trouvaient ici venaient de l’académie. Elle aussi était à l’université, et, en effet, il pensait qu’ils devaient avoir le même âge. Il hocha la tête afin de répondre positivement à sa question.                      
Un moment après, la dénommée Emi désigna ses vêtements du doigt. Elle demanda alors s’il comptait les essayer, en ajoutant que elle irait voir si la chemise lui convenait. Elle lui fit aussi remarquer que ce n’était pas des vêtements faits pour elle. Le jeune homme hocha les épaules lorsqu’il entendit ceci.

« Tu sais, on s’en fiche que ça ne soit pas fait pour toi. L’important, c’est de dénicher un truc qui plaise ! En plus t’as l’air d’avoir bon goût, elle est pas mal du tout cette chemise. »

Il lui sourit gentiment avant de jeter un coup d’œil aux cabines. Lui aussi avait des trucs à essayer.

« Allez ! Aux cabines ! »

Cintres en main, il se dirigea vers lesdites cabines. Il fit quelques pas avant de tourner la tête vers Emi et, conscient qu’il ne s’était toujours pas présenté se remit à parler.

« Ravi de faire ta connaissance, moi je m’appelle Aredhel. »

Il lui fit un sourire tandis qu’ils se dirigeaient tout deux vers une cabine différente. Une fois à l’intérieur de la sienne, Aredhel entreprit donc d’essayer ce qu’il avait choisi.

Aredhel ? Drôle de prénom pensa-t-elle. Il n’avait pas l’air étranger pourtant, ni même métisse, malgré ses cheveux teints et ses lentilles. Sans doute une lubie de ses parents. Emi songea que si elle avait beaucoup de choses à reprocher aux siens, au moins ni elle ni sa sœur ne pouvaient se plaindre de leurs prénoms, somme toute assez classiques.

-C’est original, répondit elle. Enfin, ça te correspond quoi.

Durant le temps des présentations, ils étaient arrivés aux cabines et chacun partit de son côté essayer ses trouvailles. Une fois dans la sienne, Emi se dévêtit rapidement une nouvelle fois et essaya sa deuxième chemise. Elle hésitait, les deux étaient vraiment belles. Oh, et puis après tout, elle pouvait bien s’offrir les deux, son argent de poche n’allait pas tarder à arriver. Toujours vêtue de la bordeaux à moitié ouverte, elle se trémoussa un peu devant le miroir dans une sorte de parodie de danse un peu suggestive. Partant d’un rire discret devant son propre ridicule, elle interrompit sa chorégraphie, se rhabilla et sortit.  Aredhel n’était pas encore sorti ; en même temps il avait beaucoup plus d’essayages à faire qu’elle. Autant en profiter pour aller en caisse tout de suite.

La jeune femme se dirigea donc vers les caisses où l’attendait un vendeur souriant. Elle n’avait rien contre les gens souriants, mais on aurait dit que tous les vendeurs de cette boutique avaient cet espèce de sourire forcé genre pub pour dentifrice plaqué sur la face en permanence. C’en était presque flippant.

- C’est pour offrir ? lui demanda-t-il aimablement.
- A votre avis ? répliqua-t-elle.

Elle se réjouit intérieurement de l’air perplexe qu’affichait le vendeur, preuve qu’elle avait réussi à le déstabiliser.

Alors qu’elle cherchait son portefeuille dans son sac, son téléphone vibra : c’était un appel de sa mère. Emi refusa l’appel, elle n’avait aucune envie de lui parler maintenant, et de toute manière elle ne voyait pas bien ce que sa mère pouvait bien avoir à lui dire de si urgent alors qu’elle la voyait dans quelques heures. En attendant, elle avait encore pas mal de temps libre devant elle et il semblait bien qu’elle allait le passer avec Aredhel. Ou Adrehel ? Décidément ce prénom…

Une fois ses achats réglés, elle prit le sac élégant que le vendeur lui tendait et fit le pied de grue dans la boutique en attendant que le jeune homme finisse ses essayages.  La question était maintenant de savoir comment s’occuper.  Elle n’avait plus tellement besoin de faire du shopping, mais son compagnon avait peut-être d’autres trucs à acheter. Quoique vu tout ce qu’il avait embarqué en cabine… enfin rien ne lui disait qu’il allait tout acheter. Peut-être que se poser à un café pour discuter et faire plus ample connaissance un peu plus tranquillement serait aussi une bonne idée ?

Elle commençait un peu à s’impatienter, ça faisait une éternité qu’il était entré dans sa cabine, ses essayages ne pouvaient quand même pas lui prendre autant de temps ! A moins qu’il ne soit sorti pendant qu’elle était à la caisse ? La boutique était grande, s’il était à nouveau allé faire un tour dans les rayons il était possible qu’elle ne l’ait pas vu. Mais dans le doute…

- Eh ! l’apostropha-t-elle depuis l’entrée de la zone d’essayage, ça te dirait d’aller boire un truc après, ou tu veux continuer à faire les boutiques ?

-C’est original            
Enfin, ça te correspond quoi.

« Je sais je sais ! »

Ravi de la réponse de la demoiselle, il fit un grand sourire. "Original", pour lui, c’était une qualité. Ce n’était peut-être pas le cas pour la jeune fille, mais il n’y pensa pas. Il aimait se lancer des fleurs, alors vous pensez bien que lorsque l’on lui en lançait à sa place, il appréciait encore plus…      
Bref, ils partirent tous deux dans des cabines.              
Combien de temps il resta dans la sienne ? Deux ou trois minutes non ? C’était ce qu’il pensait. C’était aussi loin d’être la vérité. Il passa une vingtaine de minutes dans la cabine, presque une demi-heure. Il essaya tous les vêtements une première fois, hésita, en ressaya quelques-uns, hésita encore une fois, essaya pour la troisième fois, partit changer la taille d’un pantalon, re-hésita encore…
Comme d’habitude en fait… Il ne voyait pas le temps passer mais était toujours dans la cabine. Trop occupé à s’admirer dans la glace avec ses nouvelles trouvailles et à penser à ce qui irait bien avec tel ou tel vêtement. Il pensa même à faire un deuxième tour dans la boutique au cas-où il serait passé à côté d’autres belles choses.        

Il était toujours en pleine hésitation lorsqu’il entendit la voix d’Emi. Elle s’adressait sûrement à lui, pensait-il… Après tout, il n’y avait personne dans la boutique, excepté les vendeurs. Et il doutait du fait qu’elle parlait à l’un d’entre eux. Le jeune homme garda tout de même le silence un instant, afin de voir si elle s’adressait bel et bien à lui. C’était le cas. Donc, elle lui demandait ce qu’il préférait. Aller boire un truc ou continuer à faire les boutiques ?        
Les deux ne lui déplaisaient pas. Il n’avait pas encore terminé ses achats, c’était sûr. Mais l’idée de boire un truc lui plaisait bien, surtout qu’il n’avait pas pris de petit-déjeuner. Qui plus est, Emi semblait sympathique. Et comme il avait le temps, il ne voyait pas pourquoi il refuserait d’aller dans un café ou autre truc du genre. Il continuerait à faire les boutiques après.

« Va pour boire un truc ! J’arrive dans deux minutes ! »

Par la suite, les deux minutes se transformèrent en dix minutes. Il ressortit donc de la cabine dix minutes plus tard donc, sans vraiment savoir qu’il venait de passer plus d’une demi-heure à tout essayer. Et, comme à l’habituel, toutes ses hésitations furent vaines ; il acheta tout ! Parce que rien de plus agréable, selon lui, que d’avoir le choix dans sa garde-robe. Hors de la zone d’essayage, il retrouva Emi qui l’attendait.

« Voilà ! J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre ! »

Vu le temps qu’il avait passé dans la cabine, la jeune fille pouvait trouver ces paroles ironiques. Elles ne l’étaient pas le moins du monde pourtant. Qu’importait, il partit donc payer ses emplettes et sortit du magasin. Une fois hors de celui-ci, il s’adressa à la jeune fille en ces termes :

« Donc on va boire un truc... là-bas par exemple ? »

Il pointa du doigt un petit café situé non-loin d’où ils se trouvaient. Après quoi, il attendit la réponse de la jeune fille.

« Va pour boire un truc ! J’arrive dans deux minutes ! »

La voix d’Aredhel provenait des cabines. Il n’avait donc toujours pas fini ses essayages.

J’hallucine, pensa-t-elle. Même si elle n’était pas pressée, la jeune fille n’était pas particulièrement patiente et à vrai dire, elle avait rarement vu quelqu’un passer près d’une demi-heure dans une cabine d’essayages !

Lorsque le jeune homme sortit enfin de sa cabine, il se dirigea à son tour vers la caisse, avec tous ses vêtements en main.

« Voilà ! J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre ! »

Emi le regarda s’éloigner vers la caisse d’un air interdit. C’était une blague ou… ? Elle avait du mal à imaginer qu’il ne se soit pas rendu compte du temps hallucinant qu’il avait passé à ses essayages. Certes, il avait beaucoup de vêtements mais tout de même… Ou alors sa notion du temps était vraiment désastreuse. Et pourtant, l’air enjoué et apparemment sincère du jeune homme lui fit penser qu’il n’avait effectivement pas idée du temps qu’elle avait dû attendre. C’en était à la fois déconcertant et amusant.

Il avait accepté sa proposition d’aller boire un verre, ils allaient donc pouvoir faire plus ample connaissance. Quand Aredhel revint après avoir réglé ses achats, ils sortirent ensemble du magasin puis regardèrent un peu autour d’eux à la recherche d’un café. Son camarade finit par lui pointer du doigt un petit café à l’ambiance plutôt cosy et lui proposa de s’y installer.

- Moi ça me va ! acquiesça Emi. A vrai dire elle était plutôt soulagée qu’il ait choisi de se poser au café plutôt que de continuer son shopping ; elle était fatiguée d’avoir attendue immobile debout si longtemps et n’était pas contre s’assoir confortablement en sirotant une bonne boisson chaude.

Ils se dirigèrent donc vers ledit café, s’installèrent à une petite table pour deux et attendirent qu’un serveur vienne prendre leur commande. Ce ne fut pas bien long, le café était aussi désert que les boutiques. Ce fut une serveuse qui arriva à leur table et les salua.

- Qu’est-ce que vous désirez ?

Comme elle hésitait encore sur quoi prendre, Emi laissa Aredhel commander en premier puis se décida pour un thé vert. Ayant déjà pris son petit déjeuner il y a une heure, elle avait eu sa dose de sucré et de chocolaté pour la matinée. Une fois la serveuse repartie, un petit silence s’installa entre les deux jeunes gens. Emi dévisagea pensivement son camarade assis en face d’elle. Il allait sans doute finir par trouver cela franchement bizarre, mais elle avait pris l’habitude depuis un moment déjà d’analyser et d’étudier chaque personne qu’elle rencontrait. En ce qui concernait Aredhel, du peu qu’elle avait pu en voir, il semblait être un personnage haut en couleurs, et pas seulement sur le plan physique. Il était donc temps de faire connaissance et de briser ce silence avant qu’il ne devienne gênant.

- Dis donc toi, quand tu fais du shopping, t’y vas pas de main morte ! fit elle avec un petit rire en jetant un coup d’œil à tous les sacs posés aux pieds de la table.

A vrai dire, les questions qu’elle avait en tête étaient plutôt banales, mais il fallait bien commencer quelque part. Aussi continua-t-elle sur un ton enjoué :

- Je me demandais, ça fait longtemps que t’es à Keimoo ? Et tu fais quoi à l’université, enfin comme cursus je veux dire ?

Une demi-heure après, il sortait donc des cabines. Satisfait de ses achats, il régla ses affaires en caisse et rejoignit Emi. Sur un ton léger, il dit qu’il espérait ne pas avoir été trop long. Car il pensait réellement n’y avoir passé qu’une dizaine de minutes.    
Passons, il avait joyeusement accepté la proposition de la jeune fille. N’ayant pas déjeuné, il avait  envie d’un chocolat chaud pour commencer la journée. Ils sortirent de la boutique, et Aredhel avisa un petit café qui se trouvait non loin de là.

- Moi ça me va !

Alors  ils ne tardèrent pas à s’y installer. C’était un endroit calme et l’ambiance qui y régnait était agréable. Il n’y avait personne, et c’était reposant de s’asseoir ici. Ce serait l’occasion d’une petite pause avant de reprendre son shopping pensait-il… Il déposa les plusieurs sacs à ses pieds et s’assit à une table avec Emi. Ils n’eurent pas le temps d’échanger quelques mots qu’une serveuse arriva. Bien entendu, elle leur demandait ce qu’ils désiraient. Comme Emi semblait hésitante, le jeune homme passa sa commande en premier. Il demanda, comme prévu, un chocolat chaud. Un instant plus tard, Emi opta pour un thé vert. Alors la serveuse repartit, et un léger silence s’installa entre les deux jeunes gens. La demoiselle le regarda un moment, comme elle l’avait déjà fait. Aredhel se serait peut-être demandé pourquoi, s’il n’avait pas été plongé dans ses pensées. Il était occupé à penser dans quelle boutique il irait après. Il ne comptait pas non plus toute les faire et il devait s’organiser.      
Quelques minutes défilèrent, et Emi prit la parole.

- Dis donc toi, quand tu fais du shopping, t’y vas pas de main morte !

Ramené à la réalité, Aredhel suivit son regard sur les trois sacs posés à ses pieds. Il afficha un sourire. Lui qui pensait que pour une fois, il avait été raisonnable… Apparemment, ça n’avait pas été le cas…

« Et encore ! Ce n’est que le début ! »

Ce qui était sincère.  Il ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin, et ne partirait pas du centre commercial avant un bon moment. Emi lui demanda ensuite depuis combien de temps il se trouvait à l’université, et quel était son cursus. Entre temps, les boissons arrivèrent. Aredhel remercia la serveuse et se mit à faire tourner la cuillère dans son chocolat chaud. Celui-ci, comme son nom l’indiquait, était chaud ; trop chaud. Aredhel souffla un instant afin de le refroidir et répondit à la jeune fille.

« Ça fait deux ans que j’suis ici. En étude scientifique ! C’est un peu chiant mais bon… j’me débrouille… »

Il lui fit un grand sourire. C’était vrai que les études scientifiques étaient barbantes. Lui, il aurait peut être aimé faire autre chose, si on lui en avait laissé l’occasion. Il rit intérieurement en pensant que si son père avait entendu ces paroles, il aurait passé un mauvais quart d ‘heure. Mais pour le moment, inutile de penser à ça ! Il prit une gorgée de son chocolat chaud et, par curiosité, lui renvoya la question.

« Comme tu sembles avoir mon âge, j’en déduis que toi aussi t’es à l’université non ? Alors ? Quelles études ? Un truc un peu plus intéressant qu’une spé maths ? »

« Et encore ! Ce n’est que le début ! »

Emi leva un sourcil amusé à cette déclaration. Vu l’accro du shopping que semblait être Aredhel, elle se demandait où il pouvait bien caser toutes ces fringues dans sa chambre d’étudiant. A moins qu’il n’habite seul ou avec ses parents en ville ?
Un moment de silence s’installa entre les deux jeunes gens après l’arrivée des boissons, Aredhel étant occupé à remuer et souffler sur son chocolat pour le faire refroidir. La jeune fille ajouta un demi morceau de sucre à son thé lui aussi brulant et fit de même. Son camarade finit par répondre à sa question, avant de la lui retourner.

- Moi je suis en première année d’architecture. C’est sans doute moins chiant qu’une spé maths mais ça a quand même sa dose de maths et de physique. Je me débrouille pas mal, quoique je préfère la partie créative et tout ce qui tourne autour  de l’histoire de l’architecture. Mais je veux vraiment réussir donc, j’essaie d’être sérieuse dans toutes les matières.

Elle réfléchit un instant à ce que venait de lui dire le jeune homme, et ne put s’empêcher de lui demander, bien consciente de la naïveté de sa question :

- Mais si t’aimes pas trop ce que tu fais, tu n’as jamais pensé à changer de cursus ? Ou alors t’as vraiment besoin de ça pour plus tard ? Tu veux faire quoi d’ailleurs ?

Et voilà, elle était repartie en mode bombardement de questions. Elle savait que ce côté spontané déplaisait à certaines personnes qui y voyaient une sorte d’intrusion dans leur vie privée, mais à vrai dire elle s’en moquait pas mal, c’est bien comme ça qu’on apprend à connaitre les gens après tout, non ? Et puis Aredhel, bien qu’elle ne le connaisse que depuis peu, n’avait pas l’air d’être le genre de personne à s’offusquer pour si peu. Du moins l’espérait-elle. En attendant sa réponse, elle saisit sa tasse pour l’approcher de son visage et inspira profondément au-dessus du liquide jaune-vert. Elle adorait cette odeur. Elle trempa ensuite le bout de ses lèvres dans le thé pour en vérifier la température et avala une petite gorgée.

Autour d’eux, le café avait commencé à se remplir, et la discrète musique d’ambiance avait disparu, rendue inaudible par le bruit des conversations et le tintement des verres et des tasses. Il devait être plus tard qu’elle ne l’imaginait. Cela lui fit penser que sa mère et sa sœur n’allaient peut être pas tarder à arriver. Elle attrapa son sac et fouilla dedans à la recherche de son téléphone, qui était tombé au fond. Parvenue à le repêcher, elle regarda rapidement l’heure, avant de le ranger dans une poche. Elle avait encore un peu de temps devant elle, environ une heure et demi. Elle était à la fois soulagée et mécontente. Elle n’avait aucune envie de les voir, surtout pas après avoir passé une matinée aussi sympa. Mais elle se reconcentra bien vite sur son camarade et leur conversation, et reprit une gorgée de thé.