Le point.

Respiration profonde. Syndrome de la page blanche, Judikaël manque d'air.

La jeune femme était en retard. Elle ne prenait pas qu'un mauvais départ, c'était le faux départ, celui auquel elle se forçait pour se persuader que quelque chose avait changer chez elle. Les muscles tirés, noués à la pédale du vélo, elle ne saluait même pas les passants qui la laissait passer. L'impolie arriva à Keimoo plusieurs dizaines de minutes en retard, en emmerdant le motard à qui elle barra la route, en emmerdant la secrétaire la réprimandant à l’accueil, en emmerdant l'examinateur qui la fit entrer malgré tout. Discrètement, d'un regard derrière le sourire forcé. Des années de métier.

Elle s'assit à côté de Hisaka Rika, ne prenait pas le temps de s'extasier devant la nouvelle salle. De trop mauvaise humeur, elle maudissait cette baie-vitrée trop lumineuse qui demanderait trop d'entretien et ne laissant pas un mur disponible pour personnifier la pièce. Ça puait le neuf. Même son voisin puait la jeunesse et l'innocence quand elle ne souhaitait plus qu'un orage. Irritée comme depuis son réveil, elle saisit d'une main l'énoncé du concours de nouvelle, de l'autre un des stylos bic sur la table, et commença à se balancer sur sa chaise.

Voyage au Japon.

Elle jeta un regard agacé à l'examinateur, s'attendant à une blague. Bien sûr c'est elle, l'étrangère, merci de rappeler où elle a échoué, où elle a fuit à la fois qui elle était et à la fois tous les problèmes qu'elle causait à son entourage, à la France, pour devenir japonaise. ''Dja-poney-niaise'' répéta-t'elle pour elle-même, essayant de concentrer ses pensées vagabondes. Entre son index et son majeur, elle leva son stylo jusqu'à ses lèvres et mima une cigarette qui lui aurait donnée l'inspiration.
Voyage ? Enfermement.
Culture ? Relecture.
Visite ? Immobilité.
Construction ? Démolition.
À ce stade, autant partir, il n'y avait rien à dire. Ou alors faire semblant, comme toujours. Parler des cerisiers, de l'automne, du musée en bas et du réconfort trouvé à la Cour des miracles. Avec la prose, tout était possible. Judikaël ne voulait plus jouer la comédie. Elle ne désirait pas non plus le drame, la mort tranquille que lui offrait la muse de la Tragédie. La fatigue, peut-être, masquait son imagination, celle qui aurait mis feu à la table avec sa cigarette invisible.

Après plusieurs dizaines de minutes à expirer une buée inexistante et à se balancer entre les lignes du parquet, la jeune femme s'arrêta, s'accouda à la table, se disciplina et se concentra à nouveau sur le Japon.

From Nihon Breizh.

Mais il n'y avait rien à raconter sur le japon. Même les souvenirs du décollage de l'avion lui laissait un goût amer dans la gorge. Rien ne différait réellement de ce qu'elle avait connue dans d'autres pays. Son voyage c'était solitude, mauvaises habitudes, gyoza et poils de chats.
Au comble du manque d'inspiration, la jeune femme haussa les épaules, pris son stylo et souffla son titre dans une expiration :

Poils de chat.

[J'ai oublié le lancer]

Le membre 'Judikaël Coda' a effectué l'action suivante : Lancer de dés

'Dé 6 faces' : 2

Inspiration salée. Syndrome de la page noire, Judikaël vieillit.

Après une bonne dizaine de minutes paralysée devant son titre ridicule, à le calligraphier lentement sur sa feuille de brouillon, lettre après lettre, la jeune femme se lança enfin dans l'écriture de sa nouvelle. Elle ne souhaitait pas écrire à nouveau sur sa fille chocolat, sur ce breuvage sucré dans lequel elle se noyait depuis si longtemps, et avait trouvé le prétexte parfait pour écrire sans penser à elle. Le chat. Le spectateur silencieux de sa vie depuis son arrivée au Japon, cette entité qui n'avait même pas de nom. Plus qu'un animal, c'était comme un esprit, et plusieurs fois, dans ses yeux, elle avait vu l'empathie. Quand elle même ne se comprenait pas, lui semblait avoir une longueur d'avance.

Poils de chats

La jeune femme commença à conter, d'abord incertaine, puis de plus en plus confiante, sa vie avec un esprit. Un chat prénommé Japon.

Je l'ai trouvé à l’aéroport de Paris. Il était seul et crasseux, mais droit comme un piquet. Dans ses poils longs, j'ai vu la bravoure. Dans ses yeux j'ai lu l'orgueil. J'ai acheté une cage de transport et j'ai emporté avec moi un petit courage que j'ai appelé Japon.

Par métaphore filée, elle avança petit à petit dans son récit, allant jusqu'à apprécier l'expérience. Après tout, écrire lui permettait de faire une rétrospective de sa vie nippone. Elle avait de plus en plus de chose à dire, ça remplissait toutes ses pensées. Une seconde, elle retrouva le sourire et se sentit dotée d'une force incroyable, capable de terminer cette nouvelle, de gagner le concours et de repartir en souriant. De reprendre la vie du bon pied. Quand elle vit une ombre se répandre sur ses feuilles et une voix grave s'adresser à elle dans son dos.

« Ridicule ce titre. 

Elle se retourna vivement en prenant appui sur le dossier de sa chaise. L'homme était réellement imposant, un sourire qui n'avait rien de rassurant s'étendant sur tout son visage.

-Pardon ?
-Je disais que votre titre était risible. »

La jeune femme n'était pas sûre de comprendre. Pourquoi faisait-il ça ? Avait-il seulement le droit d'intervenir auprès des participants ? Elle le fixa alors sans rien dire, attendant simplement qu'il disparaisse ou qu'il se rende compte que c'était ses paroles qui étaient ridicules. Avant de se rendre compte finalement de ce qu'il voulait dire. Si ce titre était ridicule, si sa nouvelle était ridicule, est-ce que ça voulait dire que sa venue au japon était ridicule ? Que sa vie était ridicule ?
"Bien sûr que non. C'est impossible qu'il ait pu faire le rapprochement." Se serait-elle dit dans une autre position. Mais l'agacement prit le pas sur tout raisonnement.

Elle se leva de sa chaise pour se mettre à la hauteur de l'homme qui faisait au moins une tête de plus et lui demanda sur un ton agressif.

« Vous êtes qui au juste ? »

Il sembla étonné pendant une seconde avant de reprendre son ricanement supérieur.

« Je crois que ça ne vous regarde pas, pour le moment je suis juste l'examinateur. Reprenez votre travail. »

Est-ce qu'elle devait réellement se laisser insulter sans rien dire ? Judikaël voulut réfléchir à quoi faire ou quoi écrire. Elle n'y parvint pas. Il y avait trop de textes, trop de paroles qui s'enchevêtraient dans sa tête, c'était bien trop pour pouvoir créer une cohérence. Elle sut que c'était trop tard pour oublier et se rasseoir. Un brouillard noir se forma dans son esprit. Le Chaos. Oui, le chaos. Le noir et dur chaos, enveloppant son esprit et bandant ses muscles. Mais pas celui qu'elle désire et chérit en traînant dans les bars le soir. Celui qui l'as perdu en France, celui qui l'as corrompu à Londres. Celui qu'elle était, celui qu'elle devenait à chaque instant où l'on prononçait son nom, à chaque instant où elle avait un cours à donner, à chaque fois qu'elle rentre dans le moule. Surtout quand elle capitule. C'est cette obéissance qui la perd et qui la rend folle. L'agacement du matin revint. Elle ne trouva qu'une solution pour le faire disparaître. Et pourquoi mettre les points sur les i quand on peut faire valser le poing dans la gueule ?

En une seconde, il y eut comme une explosion et le blanc retrouva sa place. Elle avait à nouveau les idées claires et se rendait compte de ce qu'elle venait de faire. L'homme eut un mouvement de recul. Il se tenait la joue. La provocation avait marché, elle s'était jetée sur lui, et c'est la rage aux lèvres qu'elle se retrouvait dans cette position, à la convergence de tous les regards. Alors à quoi bon ?

Dans un bond, un coup de crâne dans le menton, la furie mis à terre l'homme. Ses jambes frêles sur lui, elle enfonça son genoux dans son poitrail et lui porta un second coup au visage. Il riposta très vite et la mit à terre à son tour, la maîtrisant au sol avec son bras droit. Judikaël se débattu, mordit le bras de son agresseur, griffa chaque parcelle de sa peau. Elle avait oubliée à quel point elle était petite et frêle. À quel point elle était faible. Il aurait pu lui mettre un coup à son tour, la punir comme un homme. Mais il sortit un téléphone de son bras libre et appela l'autorité. Encore. Elle allait se retrouver face à la police une seconde fois, son secret serait révélé, elle serait renvoyée. Sa vie se finissait ici. La jeune femme abandonna l'idée de faire chavirer l'homme et porta ses mains à son visage pour cacher ses larmes. Comme elle détestait ce qu'elle était.

En raison des événements, la participation de Judikaël Coda au concours de littérature est suspendue. L'épreuve se poursuit néanmoins.
Au vu du comportement déploré, une mise à pied lui a été imposée par l'Administration de l'Académie.

M. Ashita Shiori a écrit:

Objet : Notification de mise à pied

Madame Judikaël CODA,
En date du 25/07/2015, nous avons eu à regretter de votre part des faits de violences envers un collègue et employé de l’Académie, et ce, en présence d’élèves dont vous êtes en charge dans la présidence du club de Littérature.
En égard de la gravité de cet agissement altérant le bon fonctionnement de l’établissement, nous vous avons convoqué le 27/07/2015 pour un entretien préalable afin de recueillir vos explications. Les discussions ne nous ayant pas permis de remettre en cause notre appréciation, nous sommes dans l’obligation de vous sanctionner par une mise à pied disciplinaire à compter du 01/08/2015 jusqu’au 01/01/2016.
Pendant cette période, votre contrat de travail sera suspendu. Ces 6 mois de mise à pied entraîneront également une retenue de salaire durant la période citée plus haut.
Veuillez agréer, Madame, l’expression de nos salutations distinguées.


M. Ashita SHIORI
Directeur de l’Académie Keimoo