Les démons de minuit [PV: Zakuro]

« Caïn, tu vas sortir ce soir ? »

La soirée venait juste de commencer, il était encore tôt. Mon frère et moi, vautrés tous deux sur le canapé comme un vieux couple, étions en train de terminé les sushis que nous avions commandé pour le dîner. Nous étions bien comme ça, rien que tous les deux, mais ce soir, c'était Samedi et j'avais pas envie de passer encore une autre soirée à rien faire en glandant devant la télé. Je voulais sortir, bouger, voir du monde. Caïn tourna la tête vers moi, les sourcils légèrement froncés dans une expression mi-interrogative, mi-suspicieuse. Il me connaissait trop bien et devinait que j'avais une idée en tête.

« Je sais pas encore, peut être bien, pourquoi ? »
« J'aimerais bien venir avec toi. » Il eut l'air d'hésiter, me dévisageant d'un air sérieux et pensif. Je savais qu'il était partagé entre sa responsabilité envers moi qui le rendait réticent à emmener en boite sa sœur mineure et son désir de me faire plaisir. J'insistais. « Aller, s'il te plait, dis oui ! J'ai envie de m'amuser. »

Il ne répondit pas tout de suite, réfléchissant sans doute aux différentes possibilités, car, bien sur, il y avait pas mal de risques que, même s'il accepte, je me fasse refouler à l'entrée. Il finit par pousser un soupir et je sus avant même qu'il ne prenne la parole qu'il avait cédé à mon caprice.

« Je connais une boite où les videurs sont sympa, tu devrais pouvoir entrer... Et sinon on avisera.»

Je souris et sautais au cou de mon frangin pour l'embrasser en m'exclamant :

« Merci grand frère !»


Quelques heures plus tard, nous nous retrouvâmes à l'entrée de la boite de nuit en question, j'étais tellement excitée que je ne tenais difficilement en place. Je voulais faire la bringue, danser, boire et m'éclater jusqu'à ce que mes pieds soient en compote et que je ne tienne plus debout. Sur les conseils de Caïn j'avais opté pour une robe courte, chic dans un style très rock et des talons hauts qui me donnaient vraiment une allure de femme. L'endroit était branché et il y avait beaucoup de monde. Nous arrivâmes au niveau du vigile, bras dessus bras dessous, comme un parfait petit couple. J'adressais à dessein un sourire lascif au type, tandis que Caïn le saluait. Il salua mon frère en retour, non sans lorgner un peu sur moi, me prenant vraisemblablement pour l'une de ces conquêtes, puis il nous laissa entrer sans demander une quelconque pièce d'identité. C'était gagné.

A l'intérieur, l'ambiance était top, il devait y avoir un excellent DJ. Je me sentis immédiatement emportée par la musique et je n'avais plus qu'une envie, celle de me laisser entrainer par le rythme. En même temps, si j'avais voulu sortir ce n'étais pas pour rester autour d'une table à regarder les autres s'éclater, sinon j'aurais été tout aussi bien dans mon canapé. Bien sur, j'avais aussi envie de me souler un peu, parce qu'aller en boite sans se prendre une petite cuite, c'est pas drôle, pas vrai ? Mais chaque chose en son temps. Une fois débarrassée de mon manteau au vestiaire, je suivis mon frère jusqu'au niveau du bar où il avait vraisemblablement l'intention de commander un truc. C'était semblait-il le moment de nous séparer. Aussi, je me tournais vers Caïn et déclarais avec un sourire enjôleur :

« Bon bah, j'te laisse. J'vais m'amuser, à plus. »  

Alors que je tournais les talons, je l'entendis vaguement répondre : « Désirée.. fais pas de connerie, d'accord. » comme s'il craignait que je fasse un coma éthylique ou un truc du genre. Pour toute réponse, je lui adressais un dernier sourire mutin qui signifiait « Toi non plus » avant de le planter là. Je ne m'en faisais pas pour Caïn, dès que mon frangin se retrouverait seul, je savais qu'il allait rapidement se faire alpaguer par des filles et qu'il resterait pas tout seul bien longtemps. Je m'enfonçais sans plus attendre au milieu de la foule, vers la piste de danse où je commençais à me déhancher en suivant la musique.

Lors de mes concerts, j'ai toujours été ébahie par l'énergie vibrante que me renvoyait la foule. Toute cette adrénaline et cette passion déchaînée, tous ces gens qui ne formaient plus qu'un seul ensemble effervescent, ces bras qui se levaient et ondulaient au son de ma voix, rendant la mélodie vivante, c'était quelque chose de réellement incroyable. Parfois, il m'est arrivé de vouloir quitter la scène et plonger au milieu du public pour m'immerger dans cette déferlante afin de savoir ce que l'on pouvait ressentir. C'était presque comme une sorte de fantasme. Mais, en cet instant précis, il me semblait que j'avais une assez bonne impression de ce que cela pouvait faire.

La musique résonnait en moi à travers tout mon corps. Les basses pulsaient dans mes veines en rythme avec mon cœur, à moins que ce ne soit mon cœur qui pulsât en rythme avec elles. J'étais ballotée au milieu de cette foule déchaînée, des corps se percutaient mais cela faisait parti de cette même dynamique électrique qui me transportait. Au lieu de me sentir oppressée, je me sentais au contraire libre et exaltée. Il suffisait de ne pas lutter contre la marée mais de se laisser porter par elle. Par moment, j'avais comme l'impression d'en perdre jusqu' à mon identité, je n'étais plus qu'un corps entremêlé aux autres, se mouvant en cadence sur le tempo. Je n'avais pas besoin de penser ou de réfléchir, j'avais juste à ressentir les vibrations dans chacune de mes cellules et à onduler tel un cobra hypnotisé. La lumière clignotante des néons rendait l'atmosphère presque irréelle. Je dansais, comme si j'étais dans un état second, possédée et que mon corps ne m'appartenait plus.

La seule chose qu'il me manquait, c'était un partenaire. Ce n'était pas les prétendants qui faisaient défaut mais je n'étais pas du genre à me contenter du premier venu. Je ne savais pas exactement ce que je recherchais mais je voulais quelqu'un qui puisse me faire vibrer, me faire sentir vivante et non l'un de ces mecs bourrés qui ne cherchaient qu'un plan cul pour la nuit. C'est alors que je captais le regard appuyé de ce jeune homme et je fus comme captivée. Le contact visuel ne dura qu'un instant avant qu'une autre femme ne s'interpose et ne le soustrait à ma vue. Je sentis un corps se coller au mien, dans mon dos, d'une manière plus qu'aguicheuse, limite vulgaire. C'était un mec dans la trentaine, visiblement bien éméché et qui ne m'intéressait pas du tout. Je m'esquivais d'un mouvement fluide me fondant au milieu des autres corps ondulants et m'éloignais de quelques pas. Je jetais machinalement un coup d'oeil en direction du bar, là où j'avais laissé Caïn, et je le repérais à une table un peu plus loin entouré d'un petit groupe de trois filles. J'esquissais un sourire pour moi même, il avait toujours eu du succès. Alors que je l'épiais, il tourna la tête dans ma direction avant que l'une des filles s'accaparent à nouveau son attention. Comme je m'en doutais, il ne pouvait s'empêcher de garder un œil sur moi. D'une certaine manière, même si je refusais de me l'avouer je trouvais cela rassurant de savoir qu'il veillait sur moi. Caïn était un peu comme mon garde fou, sans  lui, j'aurais peut être été beaucoup plus prudente, mais comme il était là, j'en profitais.  

Je me détournais, décidée à chercher l'inconnu que j'avais entrevu un peu plus tôt. Je devais avouer qu'il m'avait intriguée et bien que je sache qu'il n'y avait guère d'espoir que je puisse le retrouver au milieu de la foule, cela ne coûtait rien d'essayer. Aussi, je me dirigeais vers l'endroit où je l'avais aperçu. D'ailleurs, un certain nombre de personnes semblaient s'attrouper dans cette direction et cela piqua ma curiosité. J'étais plutôt fine donc je n'eus guère de mal à me frayer un passage pour m'approcher, mais je ne m'attendais pas du tout à ce que j'allais découvrir.

Un petit cercle de gens se formait autour de deux personnes qui dansaient comme deux professionnels et l'une des deux étant justement le type dont j'avais croisé le regard. Je ne pus faire autrement que j'arrêtais pour les regarder. J'étais subjuguée. L'inconnu, et la fille qui était avec lui, tous deux vêtus à l'identique, se mouvaient dans un enchaînement compliqué et parfaitement synchronisé. Ils semblaient en parfaite symbiose l'un avec l'autre comme les deux parties d'un tout.  Perdue dans un coin au milieu du cercle improvisé de spectateurs, je les observaient avec un mélange d'admiration et d'envie. J'avais moi aussi pris quelques cours de danse bien sur, c'était nécessaire pour une chanteuse de savoir occuper la scène et connaître quelques mouvements de danse, sauf que ce qu'ils faisaient là c'était d'un tout autre niveau.

Mon attention se porta quelques instants plus spécifiquement sur la jeune femme dont chaque geste témoignait d'une aisance et d'une souplesse formidable. D'ailleurs, elle était plutôt jolie à sa manière avec ses courbes affirmées, son corps sculpté et dynamique de danseuse et sa natte qui épousait le moindre de ses mouvements. Mon regard turquoise se focalisa ensuite sur le jeune homme, brun, grand, musclé. Il avait une carrure de sportif et il était du genre assez intimidant. C'était sans doute ce côté qui m'avait attirée. En fait, par certains aspects, je trouvais qu'il avait une légère ressemblance avec mon frère même si Caïn était moins grand. Quoi qu'il en soit, dans sa manière de bouger il y avait un côté très sensuel tout en restant incontestablement viril. Là où je fus un peu étonnée en revanche c'est en constatant que parmi ceux qui l'observaient, en plus des femmes, il y avait aussi certains hommes qui semblaient tout sauf indifférents. Il ne manqua d'ailleurs pas d'aguicher l'un d'eux lors d'un pas de danse assez érotique.

Je réalisais, en regardant le duo danser, que j'étais un peu jalouse, non pas de lui ni de sa partenaire mais de la complicité qu'il y avait dans leurs mouvements. J'aurais souhaité y goûter moi aussi. Puis, trop rapidement à mon goût le morceau s'arrêta et la chorégraphie cessa, laissant les deux danseurs fatigués et en sueur. C'est alors que le garçon me repéra et sembla me signaler à sa partenaire puisque cette dernière releva la tête et  me dévisagea à son tour avec un sourire narquois. Honnêtement, je ne savais pas trop quoi en penser de cette réaction et j'en venais à me demander qui ils étaient l'un pour l'autre, parce que pour le coup, j'étais assez perplexe. Le garçon ne tarda pas à embrasser brièvement sa compagne sur un front avant de se précipiter au comptoir du bar. Alors que le cercle de spectateurs se dispersait et que les gens recommençaient à danser comme avant, sur un nouveau morceau, je restais indécise. D'un côté, j'avais encore envie de rester sur la piste à me déhancher, mais d'un autre, j'étais vraiment tentée d'aller aborder le danseur. Et comme il était au bar c'était l'occasion. Le truc, c'est que c'était quand même la première fois que je mettais les pieds en boîte de nuit alors je manquais un peu d'expérience en la matière. Enfin, j'avais rien à perdre à tenter un rapprochement, aussi je finis par me décider à le suivre. Je n'eus guère de mal à le retrouver, grâce à sa taille et à ses vêtements, il était facilement repérable et je me glissais au comptoir près de lui. Avec une attitude désinvolte, je me plantais à ses côtés, lui faisant face, un sourire malicieux au coin des lèvres, et forçant sur ma voix pour couvrir la musique je déclarais:

« C'était plutôt impressionnant. Vous faites ça souvent, ta copine et toi ? »

Je n'avais jamais vraiment eu du mal à aborder les gens. J'étais assez difficilement impressionnable et si j'avais été timide j'aurais choisi un autre métier que celui de chanteuse. Aussi, je ne m'étais pas gênée pour aborder directement le danseur qui s'était isolé au comptoir afin de le féliciter. J'étais sincère et c'était justement le fait que je l'ai trouvé si intéressant qui m'avait poussé dans ma démarche. Il ne tarda pas à me répondre et je ne manquais pas de réagir sans chercher à dissimuler ma surprise admirative.

« 3 heures tous les soirs ? Vous êtes danseurs professionnels ? »

Moi qui n'était pas particulièrement très sportive, je trouvais qu'il fallait un sacré courage pour danser trois heures tous les soirs. J'avais tendance à penser que trois heures par semaine c'était déjà pas mal. Enfin, pour ma part je passais bien 4 à 5 heures par jour à travailler ma voix, peaufiner mes morceaux ou composer, donc si c'était des pros tout s'expliquait. Légèrement penchée vers le bel athlète pour communiquer plus facilement, je souris et ajoutais avec une intonation enjouée:

« C'est aussi la première fois que je danse en boite de nuit...ou que j'y mets les pieds d'ailleurs ! Et pour ce qui est de mon niveau de danse, j'ai seulement pris quelques cours particuliers de modern' jazz, je fais pas le poids.  »

J'eus à peine le temps de terminer ma phrase que la compagne du jeune homme ne tarda pas à revenir chargée de rafraîchissements avant de se tourner vers moi. Son attitude à mon égard, sans être réellement hostile était celle d'une fille qui marque son territoire. C'était typiquement le genre de chose que ferait une petite amie méfiante en voyant une autre nana s'approcher de son mec. Loin de m'en formaliser, puisque dans le fond c'était légitime, c'était moi qui m'était incrustée et je n'avais pas du tout l'intention de m'immiscer entre eux, je lui adressais un sourire amical et je précisais :

« Oui, je disais que vous faites vraiment un duo magnifique ! »

Comme je venais de repérer l'un des serveurs du bar pas loin de l'endroit où nous étions, je réagis rapidement pour l'arrêter afin de commander moi aussi quelque chose. Le fait de voir mes deux interlocuteurs avec leur bouteille m'avait donné l'envie de boire aussi. Le barman finit par s'approcher de moi et je pus ainsi commander une bière. C'était une boisson que j'avais appris à apprécier à force d'en boire avec le groupe quand nous étions en tournée et c'était une chose qui me manquait.

Je venais de récupérer ma boisson quand la fille à la natte déclara qu'elle voulait fumer et le jeune homme accepta aussitôt sa proposition de sortir avant de me proposer de les accompagner.  Maintenant que j'y pensais, il fallait bien reconnaître qu'on étouffait vite ici et la musique entêtante devenait vite gênante dès qu'on voulait échanger quelques mots.  

« Pourquoi pas oui, je ne fume pas mais je prendrais volontiers un peu l'air. »

Je réalisais au passage que je m'étais précédemment permise de le tutoyer sans vraiment y penser et du coup, je me sentis un brin gênée en l'entendant me vouvoyer. D'autant plus que dans l'histoire c'était moi la gamine qui n'avait en théorie même pas le droit d'être ici. Je préférais de loin la langue anglaise où on se contentait de dire « you » sans se prendre la tête avec ce genre de considération.  Je décidais de rectifier un peu le tir en ajoutant :

« Au fait, je m'appelle Désirée, et c'est inutile de me vouvoyer ! »