• Journal
intime
[Top secret !]"Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend."
Mon rêve familier - Paul Verlaine – Poème Saturniens
Lola. Un prénom pimpant, joyeux, simple. Le sourire de la jeune fille, le coin de ses paupières qui se plissent, me revinrent en mémoire. Quelque chose de faux, en accord avec son prénom, qui semblait cacher un aspect plus sombre. Peut-on se forcer au bonheur ? Peut-il nous condamner ?
Perdue dans ma réflexion, j’inscrivis dans la marge de mon carnet vert le prénom de mon élève avec les caractères que je connaissais.
ローラ
Depuis que j'étais au lycée Marie-Curie, dans les alentours de Paris, cette élève attirait mon attention. Je n'aurais su expliquer cette impression étrange. Chaque fois que je pensais en saisir le sens, elle se noyait dans le brouillard, pareille à un rêve. Comme ce poème de Verlaine qui inspirait mon cours. Chaque jour, je me surprenais à observer les manies de cette fille de dix ans ma cadette. Lola discutait avec ses voisines quand elle ne dormait pas, même si je la voyais lever un cil quand ce poème était récité. Lola était vulgaire dans son accoutrement, Lola était volage avec les garçons.
Je n'ai pas une vie passionnante. Toujours la routine, se lever, se rendormir en digérant quelques pâtes, avancer dans le programme, recommencer en septembre, se faire muter, partir loin, dans un autre studio. Mais avec la jeune fille, chaque jour, j'avais mon lot de surprise. Qui es-tu Lola ? Cette question me hantait. En cours, je tentais d’apercevoir ses yeux trop maquillés entre deux de ses siestes. Ce serait mentir que de dire que je ne m'attendais pas à la suite des événements. À vrai dire, je l'imaginais, sans cesse. Je l'espérais, la chérissais, mais n'y croyais pas plus que ça. Voilà bien des années que j'avais cessé de me faire des illusions, que je savais pertinemment que les passions adolescentes n'étaient pas pour moi. Vivre seule ne me convenait pas, mais je savais désormais m'en contenter, puisque je n'avais su ouvrir mes bras à aucun homme jusqu'à maintenant.
Étrangement, Lola assistait à tous mes cours. Sa peau mate sous le soleil me faisait penser à un breuvage sucré, du cacao moulu et délayé dans un peu de lait. Ainsi la renommais-je pour moi " la fille chocolat ". Ma fille chocolat.
J'observais ma fille chocolat de loin, sans jamais lui avoir dit un mot. Je ne l'interrogeais pas en classe, et elle n'avait probablement pas de réponse, vu l'application avec laquelle elle ignorait tous ses professeurs. Nos premiers regards furent échangés autour du mois d'Octobre, un matin de pluie. Lola semblait si passionnée par la course des gouttes sur la vitre que je fus attendrie. Je récitais le poème de Verlaine, la faisant tourner lentement la tête vers moi, séduite comme les rats du joueur de flûte de Hamelin. Quand ses yeux croisèrent les miens, je sus qu'une connexion était établie. C'est là que je vis pour la première fois le regard de défi de cette adolescente, quand elle plissa les yeux dans ma direction et dévoila un sourire en coin. Prise dans l'élan de ce contact, mon cœur s'emballa dans ma poitrine, tandis que mon imagination se dispersait.
De fil en aiguille, je finis par convoquer Lola une première fois. Ce n'était pas bien compliqué, et après tout, mes collègues faisaient de même. Des réprimandes habituelles, lui demander de mieux suivre mes cours et contrairement à ce que j'avais imaginé, la jeune fille acquiesça et jura de faire de son mieux. Le lendemain, elle revint avec un peu plus de maquillage, des talons un peu plus hauts, un décolleté un peu plus profond, tout cela pour dormir un peu plus longtemps. C'en était tellement ridicule que je me surpris à rire gentiment à son arrivée, ce qui la fit doucement sourire. Elle n'était point vexée. Ce petit jeu dura longtemps, et elle revenait toujours un peu plus vulgaire, si bien que je me demandais jusqu'où sa provocation pouvait aller.
Au bout d'un mois ainsi, une folle idée me vint. Ou plutôt, ma fille chocolat me la souffla en rêve. À la fin de mon cours, mon cœur battait à s'en rompre, comme celui d'une collégienne sur le point de se confesser. J’arrêtai Lola à la sortie de la salle :
« Lola, tu viendras me voir après tes cours, je te colle une heure. »
La jeune fille ne répondit pas, mais poussa un soupir exaspéré. Le reste de la journée passa lentement. J'étais pressée de me retrouver seule à seule avec cette élève qui nourrissait mes sombres fantasmes. Contre toute attente, Lola se présenta au rendez-vous. J'étais presque émue quand la porte s'ouvrit en un fracas. Les mains dans les poches, la jeune fille éteignit son MP3 et referma la porte derrière elle avec son pied, avant de se redresser pour me regarder dans les yeux. On se détailla du regard, ma fille chocolat n'avait pas le même regard que d'habitude, celui qui me permettait de la reconnaître parmi tous les autres êtres de l'univers. Ces cheveux frisés coupés au carré, cette poitrine aguichante, sa jupe moulante, aucun doute c'était bien Lola. Mais sans cette pointe de défi, je ne la reconnaissais pas. Cette pensée me refroidit.
La jeune fille saisit une chaise pour la poser devant mon bureau, tandis que je me replongeais dans mes copies. Elle s'assit face à moi, sortit sa trousse de son sac et commença studieusement ses devoirs sans que je ne lui donne aucune directive.
Continuer la correction mes copies m’insupporta très vite et j'ouvris mon carnet vert. Quelques paragraphes raturés au crayon de papier, un carnet sans prétention pour quelques scénarios de romans inachevés. Perdue dans mes pensées, je raturais, raturais encore, effaçais et recommençais. Les caractères dissimulés dans la marge, représentant le prénom de la jeune fille face à moi étaient toujours là, pour me guider. Intéressée, Lola se pencha vers ma feuille et pointa de son index les trois caractères :
« C'est du chinois ?
-Non, du japonais.
-Vous êtes japonaise ?
-Ma mère. »
Je préférai rester concentrée sur mes idées plutôt que me lancer dans un grand débat sur mes origines avec Lola. Elle se pinça les lèvres un instant et croisa les bras, concentrée. Plongeant son regard dans le mien, la jeune fille semblait cogiter, n'arrivant plus à tenir assise sur sa chaise. Je faisais la même chose quand j'étais petite, balancer mes pieds sous ma chaise. Cette pensée m'amusa. Elle frôla mon tibia du bout de ses chaussures, provoquant un frisson en moi. Enfin, après une intense réflexion, mon élève déclara :
« On dirait pas.
-De quoi ?
-Que votre mère est japonaise. »
Ah oui, évidemment.
Mon cœur s'emballa une nouvelle fois. L'heure passa, vite, trop vite. Lola prit son sac sur l'épaule et repartit. Un salut de main, un geste amical. Comme pour dire au revoir. Nous nous reverrons. Une heure par semaine, tous les deux, trois jours. Ensemble.
« Le poème. Vous le connaissez par cœur ?
-Oui, à force.
-Je devrais l'apprendre moi aussi.
-Je l'aime bien.
-Pareil. »
« Vos cheveux sont naturels ?
-Oui.
-J'aime bien. »
« Vous collez beaucoup d'élève comme ça ?
-Que toi.
-Je m'en doutais. Je suis prisonnière ?
-Pars, si tu le souhaites. »
Pas de réponse.
On parlait beaucoup et les simples moments échangés après les cours ne suffirent bientôt plus. On s'échangea nos numéros, sans même que je me pose la question. Ça allait passer, je ne devais pas me tracasser, les émois de l'adolescence, une passion futile et éphémère... N'est-ce pas ?
« Vous jouez aux dominos ?
-C'est quoi cette question ?
-Je sais pas, je me demande.
-Ça m'arrive, avec mon frère.
-Vous avez un frère ?
-Plus jeune, d'un an à peine, on s'entend comme des jumeaux. J'ai une sœur aussi.
-Elle a quel âge ?
-Vingt-deux ans maintenant.
-Quatre ans d'écart alors.
-Tu connais mon âge ?
-Un secret. »
Cette diablesse semblait savoir beaucoup de choses sur moi, alors que je ne savais pas grand chose d'elle. Pendant nos discussions, elle enchaînait les questions, sans jamais prêter attention aux miennes. Je n'entendais jamais autre bruit que sa voix, personne pour l'appeler, jamais. Lola ne changeait en rien son comportement en cours, même à nos petites heures improvisées le mardi soir.
« Est-ce que c'est un rêve ?
-De quoi ?
-Nos discussions. »
Silence.
« Je t'aime. »
Je savais plus vraiment quoi dire, et un silence s'installa. Je me retins de raccrocher le combiné sans rien dire, de honte d'avoir une nouvelle fois perdu mes mots, mais Lola vint me repêcher : « Si tu ne sais pas quoi dire, dis-moi ce que tu vois. »
Je me prêtais au mot. Pourquoi tu ne fais rien comme tout le monde hein ? Devant moi, c'était le noir, l'obscurité de mon studio qui s'étendait jusqu'au plafond : « Je ne vois rien.
-Alors sors dehors. Je veux savoir ce que tu vois.
-Je suis fatiguée...
-S'il-te plaît. »
Sa voix était faible, fragile, tremblante. Je ne protesta pas plus longtemps. Sans un mot, je me tirais de mon lit et saisis mon manteau sur le fauteuil. Lola, Lola, Lola. Quelle drôle de gamine. On avait parcouru du chemin depuis le temps des œillades discrètes qu'elle m'envoyait en cours. La savoir aussi sentimentale me plaisait. Aussi, je ne m'étonnai pas de la voir là, adossée au mur, juste devant la porte de mon appartement, et je ne protestai pas quand elle vint poser ses lèvres sur les miennes en me poussant vers l'intérieur.
En effet, j'avais tort, et ce qu'on faisait était sûrement mal, très mal. Mais ça lui plaisait, et à moi aussi. Nous étions heureuses, et rien d'autre n'importait. Même si nous sommes deux femmes, même si nos origines sont différentes, même si nous avons une dizaine d'années d'écart, je l'aime. Dans la rue, le silence se faisait trop pesant. Je voulais que mon bonheur inonde la ville, qu'il inonde le monde, que la musique, les couleurs, les histoires, explosent dans mon cœur, pour rayonner dans la ville. Aussi frénétique que moi, Lola fit jaillir de la musique de son portable avant de saisir mon autre main. On se rapprochait, on s'éloignait, les sacs de vêtements à la main, toujours en gardant le fébrile contact de ses doigts sur ma peau. Sur les rythmes, nous dansions des pas maladroits. J'avais la conviction désormais d'avoir trouvé ce qu'il me manquait, que ma vie changeait, que je serais quelqu'un, que j'avais trouvé mon but. Lola.
It's time to begin, isn't it? - I get a little bit bigger but then I'll admit. - I'm just the same as I was. - Now don't you understand. - That I'm never changing who I am.It's time – Imagine Dragons
La danse nous mena jusqu'à mon quartier. La rue était étrangement animée, je n'aurais su dire pourquoi. Je concentrais mon esprit sur la musique, et le brouhaha tout autour me semblait flou. Mon amante prenait déjà un regard un peu plus inquiet, peut-être plus consciente que moi. La vérité me sauta aux yeux au carrefour. Devant le minuscule immeuble où je logeais, se tenait un camion bleu, estampillé "Police nationale".
À cet instant, à cet instant précis, quelque chose se brisa. Et j'avais le sentiment que ça ne reviendrait jamais. Lola resta immobile, je ne bougeai pas. Je pris simplement sa main, en voyant la police se diriger vers moi. Nous n'avions pas à fuir, nous ne faisions rien de mal. Pourtant, j'allais payer. Payer pour avoir aimé.
***
Le soir-même, je me retrouvais prise au piège d'une série d’interrogatoires. Les parents de mon amante avaient porté plainte pour détournement de mineur, sous autorité. Depuis le premier soir, je me posais des questions à propos de la loi, sur ce que Lola et moi faisions. J'en venais toujours à la même conclusion : c'était bien des relations romantiques consenties entre deux majeurs sexuels. Pourtant, je risquais jusqu'à cinq ans de prison, et soixante-quinze mille euros d'amende, pour avoir aimé. On ne cessait de me répéter que les circonstances étaient graves, que j'étais une personne ayant autorité sur Lola, que je devais aller là-bas, avec ces meurtriers, ces violeurs, ces destructeurs de vie. Notre relation me revenait en mémoire, de nos premiers regards jusqu'à notre danse dans la rue, tout juste quelques heures auparavant. De quel droit pouvaient-ils m'enlever cela ? Mon bonheur, ma vie, ma Lola ? Je n'avais détruit personne, nous nous étions guéries l'une l'autre, et je n'ai fait que répéter à la police que je l'aimais, rien de plus.
Je suis assez vite retournée chez moi, on ne m'en expliqua pas vraiment les raisons, mais j'avais cru comprendre que la jeune fille avait convaincu ses parents de retirer la plainte. Le lendemain, nous étions lundi, et j'allais au lycée normalement, mais les regards et les messes basses à l'entrée me firent comprendre que je n'étais plus la bienvenue. La directrice me renvoya chez moi avant même que je ne puisse aller jusqu'à ma classe. Ma fille chocolat n'était pas dans la cour. Mon arrestation n'était pas passée inaperçue, et l'info avait vite circulé sur les réseaux sociaux. C'était l'automne. Je passais mes journées dans ce vide, à m'y promener, me balader, partir deçà, delà, pareille à la feuille morte, sans plus de volonté. En rentrant le soir, j'espérais toujours voir Lola m'attendre tranquillement, en agitant sa clé. Sans elle, j'avais la sensation que ma vie était finie. Je ne voulais pas d'une vie sans mon amante lycéenne. Sans son sourire, sans son regard. Je n'osais même pas l'imaginer.
Je n'ai jamais plus eu de nouvelles de ma fille chocolat, celle qui avait changer mon monde d'un regard. Celle qui m'avait délivrée de ce funeste destin de rien du tout. Je n'avais qu'un regret, n'avoir pas pu la sauver, elle. Au moins, je pourrais dire que j'ai vécue, si jamais plus je ne vis pareille histoire. Je réalisais qui j'étais quand elle était dans mes bras, et je sais que toujours, je la verrais en rêve. Lola, ma Lola. Jamais je ne pourrais t'oublier.
Quand nous nous sommes quittées je n'ai pas réussie à trouver du travail ailleurs. Après tout, qui voudrais d'un professeur qui a provoqué un scandale dans tous le pays ? Avec mes rudiments en japonais, je pourrais peut-être enseigner ailleurs, et c'est vers cette voie que je me suis tournée. L'académie Keimoo cherchait des professeurs de langues étrangères, je ne pouvais pas laisser passer une telle opportunité.
Arrivée à la capitale du pays du soleil levant, une certaine nostalgie s'est épris de moi. Bien que j'ai un demi-sang japonais, on me dis toujours que ça se voit pas. Je ressemble beaucoup plus à mon père. Mais ici, j'avais l'impression de voir ma mère partout. Ça va passer j'imagine, mais une boule m'est restée en travers de la gorge pendant tout le trajet en train jusqu'à l'académie. Je me rendais peu à peu compte de ma situation: étrangère dans un pays dont je ne connais que la langues et un visage disparu. J'avais soudain envie de repartir, m'enfuir en courant, rentrer chez moi et laisser mes espoirs ici, avec ce vieux chat gris.
Quand je descendis de la gare avec ma valise et le chat à mon bras, je vis les cerisiers. C'était la fin du printemps, et les dernières fleurs tombaient à terre. C'était très beau. Comme des milliers de larmes roses qui virevoltaient jusqu'au sol. Une phrase de ma fille chocolat me revint en mémoire: "Elles sont belles tes larmes." Alors j'ai réalisée.
C'est ici chez moi.
Ce jour, j'ai décidée de laisser mon passé en France et de devenir quelqu'un. Pour toi, Lola. Ces mèches de cheveux blonds au sol seront la preuve physique que je ne suis plus la même. Mon corps sans toi a dépéri, je suis méconnaissable, la peau sur les os, la peau tendue. Mais ça ne me dérange plus. Je ne changerais pas qui je suis, mais je serais une nouvelle personne, avec une nouvelle histoire a construire. Et si je dois devenir un homme pour assumer mes désirs, alors je le ferrais.
• Relations proches et familiales : (qui vous a élevé / avec qui vous vivez, etc.)
Je n'ai pas tellement d'attache avec ma famille. Je leur parle, de temps à autres, un coup de fil. Je les informes parfois de ma vie, mais je pense qu'ils ont confiance en moi. C'est ainsi depuis la mort de ma mère, toute jeune. Je l'avais mal vécue, et apprendre le japonais, la langue de son pays, m'avait aidée à faire mon deuil. Aujourd'hui je n'en souffre pas. À mes dix-huit ans, je suis partie vivre seule, et faire mes études de langues. J'ai beaucoup voyager grâce à mes bourses d'études, et je n'ai jamais laissée mon père ou mon frère dépenser un sou pour moi après ma majorité. J'étais indépendante et j'y tenais. Je vois assez souvent mon frère, qui me rendais visite. À l'annonce du scandale dans les journaux, ma relation avec mon élève, personne ne m'a posé de questions. Peut-être n'étaient-ils pas au courant, peut-être n'avaient-ils pas compris, peut-être qu'ils s'en fichaient. Aucune remarque non plus sur mon dépard pour le Japon. Mais je pense qu'ils me soutenaient, quelques part.
J'ai un chat, depuis hier. C'est un vieux chat, que j'avais trouvée devant l’aéroport de Paris. Crasseux, pouilleux, sans tatouages ni colliers, un gros chat au poil longs et noirs errant près des poubelles. Je ne sais sur quel coup de folie je l'ai pris avec moi, ait achetée une boite de transport et de la nourriture sur place et l'ait emporté avec moi après quelques réglages administratifs de l’aéroport. Quelque chose dans ses yeux me faisait penser à moi. Un vieux chat maigre sans attache et dont personne ne veut. Me reste a lui trouver un nom et a me renseigner si les animaux sont autorisés à l'académie. Je sens que je vais regretter de l'avoir emporté.