Long time no see... [PV]

Stress, inquiétude, angoisses, toutes ces vilaines petites choses étaient en train de se noyer, impuissantes, dans l’eau chaude du bassin. Wun venait de s’enfoncer tout entier dans le bain, ne laissant qu’une auréole de cheveux noirs indiquer sa présence. Bon sang ce que ça pouvait faire du bien. Les yeux et la bouche fermés, le nez bloqué, ses bras et jambes flottant avec paresse dans l’eau chaude, le vendeur de jouets songea que son patron avait eu une idée brillante.

Ça faisait déjà un mois que le vieux –car c’était ainsi que Wun appelait affectueusement son patron qui n’était effectivement plus tout jeune- avait remarqué la petite baisse de régime de son employé. Il ignorait pourquoi, ‘Dan’ –car c’était ainsi que le vieux pensait que Wunjo se nommait- ne se confiant pas franchement à lui, mais il voyait bien que l’humeur et l’enthousiasme n’y était pas.  

Effectivement, l’ex-mafieux traversait une période plutôt sombre. S’il avait enfin réussi à s’habituer à sa nouvelle vie, à trouver le sommeil le soir sans se réveiller hanté par des cauchemars, à ne pas se retourner dés qu’il entendait des pas derrière lui, il devait maintenant faire face à d’autres soucis d’ordre… sentimental. Pas les préférés de Wun, franchement dit, lui qui s’était toujours considéré comme un vrai handicapé émotionnel, incapable de gérer ses sentiments. Et voilà que successivement, Ellen lui avait tourné le dos, et Akim… Akim aussi. Le plus drôle dans l’histoire, c’était que Akim devait se dire la même chose. Qu’importe, le résultat était le même, et se résumait en 2 mots : Wun déprimait.

Or, un Wun qui déprime, ça se remarquait facilement. Lui d’ordinaire si énergique, lançant des remarques ironiques à tout va, débordant d’énergie et d’idées –pourries certes-, devenait mou, terne, éteint. Il ne fallait pas sortir de Tôdai pour comprendre qu’il y avait un problème, et cela n’avait donc pas échappé au vieux. Ce dernier étant toujours très concerné par l’état d’esprit de ses vendeurs –d’autant qu’il le considérait presque comme son petit-fils- avait réfléchi un instant à un moyen de lui changer les idées, et c’était ainsi qu’il avait fini par offrir un après-midi de congé et une entrée pour les bains publiques à son jeune poulain.

Certes, ça ne valait pas les thermes, où Wun avait passé un week-end –charmant- en compagnie de Kuro, mais le vieux ne roulait pas sur l’or, et le russe n’était de toute façon pas difficile. L’intention le touchait déjà et puis…. Les bains publiques restait une option relaxante de premier choix.
Le vieux n’aurait probablement pas pu trouver mieux, et l’instant même où Wunjo s’était immergé dans l’eau chaude du bassin collectif, il avait senti ses soucis fondre et s’évaporer…. Temporairement, bien sur, mais c’était toujours ça de pris, non ?

Il y avait passé l’après-midi : dans l’eau, dans le petit jardin aménagé, sur un transat, puis de retour dans l’eau, et ce sans se lasser. L’heure de fermeture des bains approchait maintenant, mais le brun semblait bien décidé à en profiter jusqu’au bout.
Il était dans sa bulle, se souciant peu des gens qui l’entouraient ou des regards qu’on avait pu lui jeter. La chaleur ambiante avait comme engourdi son esprit et c’était très bien ainsi.

Alors qu’il s’extirpait du bassin pour aller s’asseoir sur une chaise longue, un éclat attira son attention. Une chevelure blanche parmi les nombreux cheveux noirs japonais. Depuis qu’il s’était fait sa couleur, Wun se fondait beaucoup plus facilement dans la foule. Mais ces cheveux là, extrêmement clairs, détonnaient sur ce fond nippon. Alors que la chevelure s’approchait d’un pas léger pour s’installer sur un transat non loin du sien, le russe observa qu’il s’agissait en fait d’une tignasse blonde. Un blond très clair, platine, mais blond tout de même.

L’ex-mafieux sourit pensivement, songeant que cette teinte lui rappelait sa Norvège natale, bien qu’il n’en ait que peu de souvenirs. L’esprit toujours engourdi par l’ambiance chaude et humide des lieux, il se souciait peu de se montrer totalement impoli en dévisageant cet étranger –car de toute évidence il ne pouvait pas être japonais. De toute façon, on parlait de Wun : la discrétion, la politesse, tous ces machins là, ça n’avait jamais été son fort. Il avait toujours dévisagé, observé, fixé les gens comme bon lui semblait, ignorant le bon sens, la bienséance, et tout le tintouin culturel. S’il était pourvu d’yeux, c’était bien pour s’en servir, non ?

Détachant ses prunelles vairons –forcément, il ne portait pas ses lentilles aux bains- des cheveux clairs, il descendit sur le visage du jeune homme, et fut surpris de le trouver très familier. Plissant les yeux, il remua ses méninges à la recherche du souvenir auquel était associée cette tête. Il se rappelait maintenant avoir déjà été impressionné par cette chevelure presque neigeuse, mais n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Et puis, ça fit tilt.
Les yeux du jeune russe s’arrondirent de surprise alors qu’il recollait les morceaux. Bah ça alors. S’il s’attendait à le retrouver ici ! C’était tout de même assez improbable. La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était en Russie ! Et les voilà qui se retrouvaient ici, à Keimoo. C’était une coïncidence plutôt amusante à bien y penser…
Esquissant un sourire, Wunjo se demanda si Sneg, car c’était le nom, ou plutôt le surnom qu’il lui avait connu, se rappelait encore de lui. Ils n’avaient pas été très proches, après tout. Collègues, précisément. A l’époque, Wun travaille en couverture comme serveur dans un bar. En vérité, il espionnait pour le compte de la mafia russe, mais tout le monde l’ignorait. Pour tous, il n’était qu’un étudiant un peu fauché exerçant un petit job. Blondi, qu’on l’appelait là bas. Et Sneg, « Neige » en russe, était son collègue. Ni l'un ni l'autre n'avait vraiment choisi son surnom, c'était le patron du bar qui était un peu trop inventif...

Wun et lui s’entendaient plutôt bien, mais ça ne dépassait jamais les rapports professionnels. C’était l’époque où Wun arrivait encore à appliquer le « ne t’attache jamais à ton entourage » que son métier –dangereux- exigeait. Cela dit le môme –car Sneg était un peu plus jeune que lui si ses souvenirs étaient bons- l’avait marqué avec sa chevelure atypique. Bon et puis Wun avait une relativement bonne mémoire des gens, ça aidait aussi.

Se levant, ré-enroulant sa serviette blanche autour de sa taille, le brun s’approcha d’un pas enthousiaste du jeune homme qu’il n’avait pas cessé d’observer depuis maintenant 10 minutes. Tout sourire, il alla s’asseoir sur le transat’ juste à côté de celui de Gabryel, l’observant avec un éclat de malice dans les yeux. Le pauvre hôte ne devait pas comprendre grand-chose à ce qui lui arrivait, et Wun continuait de le dévisager d’un air amusé, comme s’il s’attendait à ce que le jeune homme le reconnaisse à son tour. Voyant que ça ne semblait pas faire tilt, il prit les devants.

« Hey Sneg ! Ça fait un bail dis donc… Si je m’attendais à te retrouver ici ! La vie nous joue de drôles de tours parfois… hm ? »

Se penchant vers le jeune homme, baissant un peu la voix, il ajouta, sur le ton de la confidence :

« Tu n’me remets peut être pas : Wunjo. Enfin… Blondi, à l’époque »

S’identifia-t-il, un air amusé sur le visage.
Ce n’est que l’enthousiasme des retrouvailles passé, que Wun réalisa à quel point il pouvait se montrer imprudent. Monsieur était en fuite, avec la mafia russe à ses trousses, il avait changé d’identité, troquant « Wunjo Ivanova » contre « Dan Ebels », et le voilà qui venait balancer sa véritable identité à un parfait inconnu… ou presque. Brillant de discrétion. S’il avait un mur à portée de main, il se serait probablement cogner violemment la tête contre. Heureusement pour le cerveau déjà bien endommagé de l’ami Wun, pas de mur à moins d’1 mètre.

Bon et puis… il ne risquait pas grand-chose ? Non. Il fallait juste qu’il précise à Sneg qu’il avait vaguement changé de nom. C’n’était pas comme si c’était louche après tout… non… à peine. Bah, qu’importe. Il retomberait sur ses pattes, comme toujours, c’était un peu sa spécialité, de se foutre dans la merde tout seul, et de s’en tirer… tout seul aussi.

[Désolée du retard, problème d’internet et compagnie :)]

Wun sursauta légèrement lorsque Sneg se mit à le vouvoyer. De manière générale il était habitué à ce que les japonais utilisent la forme de politesse avec lui car….c’était ce que les japonais faisaient : user et abuser de la politesse. Mais les connaissances, même les vieilles connaissances, le brun n’avait pas l’habitude de les vouvoyer ou de se faire vouvoyer par eux. D’autant que du temps où il bossait avec Sneg, ils étaient tous deux plutôt jeunes et se cotôyaient dans un environnement parfaitement informel. Cela dit, si l’emploi du vous le bloqua quelques secondes, la suite de la phrase du blond l’aida quelque peu à comprendre. Effectivement, si Sneg ne se souvenait absolument pas de lui, cela devait être bizarre pour lui de tutoyer un parfait inconnu.

Le russe hocha la tête, l’air compréhensif. Après tout, nombreux étaient les gens à ne pas avoir une bonne mémoire des têtes ou des noms, et même s’ils s’étaient vus tous les soirs pendant un bon petit moment, cela ne voulait pas dire pour autant que Gabryel l’avait imprimé dans sa mémoire, n’est-ce pas ? Wunjo n’était pas assez orgueilleux pour se vexer de si peu, et il se contenta de sourire.

« Pas de souci ça arrive. On bossait dans un bar ensemble à Moscou… ah j’ai le nom sur le bout de la langue… ça me reviendra sûrement… »

Il fronça les sourcils, l’air pensif, cherchant à visualiser l’enseigne du bar et son nom, mais ça ne venait pas. Il avait cumulé bien trop de petits jobs pour se souvenir de ce genre de détails.

« Qu’importe ! »

Conclut-il, ignorant alors ô combien ce genre de souvenirs pouvaient être précieux et utiles pour le jeune homme aux cheveux blancs.

« J’m’attendais pas vraiment à te croiser ici. Moscou, Japon, c’est pas forcément… l’évolution la plus logique qu’on puisse imaginer hein ? »

Ajouta-t-il dans un petit rire, tout en ayant parfaitement conscience que de fait, il était probablement tout aussi étrange pour Gabryel de le retrouver ici-même si de toute évidence celui-ci ne se souvenait pas du tout de lui. Mais peut être se souvenait-il d’avoir bossé dans ce bar, tout de même. Du moins, c’était ce que Wunjo croyait jusqu’à ce que soudainement Sneg lui annonce, l’air à moitié désespéré, à moitié plein d’espoir –ce qui honnêtement était un mélange curieux et singulier- qu’il avait perdu la mémoire.

Wun ouvrit de grands yeux, dévisageant son ancien collègue avec surprise.

« Perdu comme dans…. Amnésique ? »

Lâcha-t-il, ne cachant pas son étonnement. Bah tiens. C’était la première fois qu’il était confronté à ce genre de situations –et pourtant, des situations originales ou inattendues, il en avait vécu des tas et des tas ces dernières années. Mais l’amnésique, jamais. Et tout à coup, il se trouvait bien hébété à avoir jeté ainsi de faux espoirs au pauvre Gabryel. Car la vérité, c’était que Wun en savait si peu sur Sneg que ça ne l’aiderait probablement en rien à reconstruire son passé.

« Je suis euh… désolé »

Marmona-t-il, hébété à son tour, alors qu’il se passait la main dans les cheveux, essayant de se rappeler si un détail crucial lui revenait sur cette partie de son adolescence.

« Je ne sais vraiment pas grand-chose en fait »


Ajouta-t-il en soupirant, grimaçant légèrement, culpabilisant d’avoir fait resurgir le passé du pauvre blondinet de la sorte pour lui dire au final qu’il ne savait rien d’important.

« Comme je te di… vous disais, je ne vous… te… ? rah… »

Et voilà que lui-même s’embrouiller sans raison sur les tutoiements vouvoiements. A croire que lui-même ne savait plus où il en était. Comme si le fait que Gabryel ne se souvienne plus de lui « annulait » leur –court- passé commun et le ramenait brutalement à la politesse d’un inconnu envers un inconnu. Wun secoua la tête, rangeant ses idées. Pas de raison d’abandonner ses bonns habitudes : il aimait tutoyer les gens, ça ne devait pas changer parce qu’il était un peu perturbé, si ?

« Tu étais barman dans un bar en Russie. A Moscou plus précisément. Et tu…tu avais déjà les cheveux très clairs. C’est pour ça que le patron t’avait surnommé Sneg. Ca veut dire neige en russe… »

Précisa-t-il, n’étant du coup plus sur que Sneg… enfin peu importe son nom, se souvenait encore de sa langue… qui n’était peut être même pas natale. En fait, Wun savait vraiment peu de chose sur lui.

« Tu parlais très bien russe, sans accent »

Ajouta-t-il, songeant qu’à peu près n’importe quoi serait plus utile que rien du tout dans le cas du jeune homme. Il avait eu l’air tellement désespéré lorsqu’il lui avait demandé s’il savait quoique ce soit, ça en faisait presque mal au cœur. Pourtant Wun était loin de ce qu’on pouvait appeler le « cœur d’artichaut ». Il était même généralement plutôt classé dans les « insensibles », mais pour une raison assez floue, la cause de Gabryel le touchait. Il avait l’impression d’avoir tellement en commun avec lui –et il ne parlait pas de ces quelques mois passés derrière un comptoir en Russie- et d’être à la fois totalement opposé au jeune homme. C’était….Curieux.

Il lui adressa un sourire désolé, appuyant son menton sur la paume de sa main.

« Désolé, ça n’doit pas beaucoup t’aider… Je peux savoir ton euh… ‘nouveau’ prénom du coup ? »

La réaction de Wunjo quand Gabryel lui parla fut habituelle à celle des autres rares personnes au courant de sa perte de mémoire : surprise et incompréhension d’abord, certains avaient même été choqués, comme s’ils ne parvenaient pas à comprendre que l’on puisse comme ça, du jour au lendemain, perdre toutes son identité et entre autre, des choses que l’on ne pensait jamais perdre comme des sentiments ou des liens. A son grand dam, le jeune homme aux cheveux clairs avait apprit à la dure que tout était effaçable, même les souvenirs…

Puis la surprise disparut du visage de son interlocuteur, bien avant que l’explication de ce vouvoiement soit donnée, et un sourire vint remplacer l’étonnement. L’amnésique ne comprit pas tout de suite l’étonnement qui s’était un instant peinte sur le visage de Wunjo mais passant sur ce détail auquel il reviendrait plus tard, il commença à boire les paroles de l’ex-Blondi, comme si elles étaient la parole divine, et il imprima avec soin tout ce qui était dit, même les détails les plus minimes.

Il fut un peu frustré que si peu de choses lui reviennent sur l’endroit où ils avaient travaillé ou même sur sa personne mais de ce qu’il avait comprit, ils n’étaient alors que simples collègues de travail et souvent, deux individus peuvent se côtoyer pendant des années sans jamais apprendre à connaître l’autre. C’était visiblement ce qui s’était passé avec ce Wunjo et à présent ne restaient de leur passé commun que les brides de souvenirs. Dépité, Gabryel baissa la tête un bref instant, se concentrant pour avaler les morceaux brisés de son éphémère espoir.

Il avait entre-temps expliqué à quel point tous les détails concernant leur relation, quelle qu’elle eut été, étaient important pour lui et à nouveau, la surprise se peignit sur les traits de son voisin de transat. Celui-ci peinait visiblement à intégrer l’information selon laquelle le Sneg qu’il avait connu était sérieusement endommagé et à quel point il ne se souvenait plus du tout de qui ils avaient été l’un pour l’autre.

Après l’habituelle formule de politesse qui voulait que l’on s’excuse en apprenant une mauvaise nouvelle, à laquelle Gabryel hocha la tête sans s’appesantir dessus, Wunjo reprit la conversation, s’embrouillant un moment avec le tu et le vous, hésitant entre les deux alors que franchement, aux yeux de l’amnésique, cela n’avait aucune importance en comparaison de ce qu’il pourrait apprendre de cet homme concernant son ex-vie. C’était un fil de pensée bien égoïste par rapport à d’ordinaire, quand on connaissait le prostitué de nature si généreuse et innocente, mais quand il s’agissait de retrouver celui qu’il avait été, il n’y avait plus rien d’autre au monde que lui et sa nouvelle source d’information. Source d’information qui s’avérait pour le moment être ce Blondi.

Finalement, le jeune homme aux cheveux clairs apprit que sa couleur de cheveu était déjà telle qu’elle lorsqu’ils s’étaient connus et que le surnom dont on l’avait affublé était en rapport avec. Et son interlocuteur jugea même utile de rajouter qu’il parlait très bien russe, sans accent. Ce qui pouvait sous-entendre qu’il venait peut-être de là-bas, sans que pour autant Wunjo sache le lui affirmer avec précision.

Quand le récit fut finit, ce qui ne prit pas beaucoup de temps vu le peu que savait le brun aux yeux vairons, Gabryel se redressa et lui offrit un sourire mi-heureux, mi-triste, où se disputaient la joie d’en avoir apprit plus sur le lui d’avant et la tristesse de ne pas en avoir découvert davantage. Mais il ne voulait pas paraître insatisfait auprès de l’ex-Blondi qui avait visiblement fait beaucoup d’efforts pour le contenter et il sourit donc un peu plus largement avant de lui prendre la main pour la serrer et de répondre :

« Ce que vous m’avez dit est déjà énorme, vraiment, étant donné que je n’avais pas la moindre piste avant vous... Pour répondre à votre question, je m’appelle Gabryel, avec un Y, maintenant. A vous de juger si ce prénom me va bien ou pas… ! »

Avec un petit air amusé, il rompit l’étreinte qu’il avait amorcée et s’étira un petit instant avant de se rallonger sur son transat et de demander, sa curiosité refaisant surface :

« Et pardon pour cette question mais… Qu’est-il arrivé aux blonds cheveux de Blondi… ? Quelle était la vraie couleur ? Celle-ci ou l’autre ? »

Le jeune homme ignorait alors où il posait les pieds mais de tout ce que lui avait raconté Wunjo, ce détail était le seul qui ne le concernait pas directement, il lui avait alors semblé logique de s’intéresser aussi à son interlocuteur, celui-ci ayant prit la peine de fouiller sa mémoire pour remplir la sienne.

Bien que Wun soit nullissime en matière de lecture des mouvements ou expressions des gens, il ne lui fut pas bien difficile de lire une lueur de déception dans les yeux de Gabryel. Ce qu’il pouvait tout à fait comprendre. Il songea simplement qu’il fallait qu’il apprenne à se taire plutôt que de toujours se lancer dans des discussions qui le mettaient finalement mal à l’aise. Dans ce cas, peut être aurait-il mieux valu pour Gab qu’il ne sache rien du tout plutôt que des demies-vérités plutôt floues. Mais il était trop tard pour cela.

Il le regarda lui attraper la main d’un air un peu surpris, haussant les sourcils d’un air un peu sceptique, sans rien ajouter dans un premier temps. Il attendit que Gabryel ait finit avant de reprendre la parole.

« Euh sérieusement… tu ne veux pas me tutoyer ? Ca me fait super bizarre que tu me vouvoies en fait… surtout qu’on doit avoir genre le même âge à peu de chose près »

Lâcha-t-il finalement, un sourire désolé sur les lèvres. Vraiment, ça le perturbait. Il n’était en fait pas spécialement habitué à ce qu’on lui montre une quelconque forme de respect. Il faut dire qu’au boulot, il était plus jeune que la plupart des clientes, qui du coup le vouvoyaient, et dans sa vie personnelle… disons que les personnes qu’il avait l’habitude de le cotôyer étaient plus adeptes du tutoiement amical dés les premiers abords. Le fait qu’il ait l’impression de connaître Sneg, ne serait-ce qu’un peu, n’arrangeait pas vraiment la sensation étrange du vouvoiement.

« Content d’avoir pu aider un peu alors… »

Ajouta-t-il, hochant la tête, l’air peu convaincu. Il n’avait pas l’impression d’avoir amené des informations vraiment capitales, mais quelque part, lui dire qu’il avait séjourné en Russie était un début d’avancement, non ?
Il sourit, acquiesçant alors que Sneg, enfin Gabryel, se présentait.

« Gabryel hein… c’est joli »

Répondit-il simplement, ne sachant que trop répliquer quant à savoir si ça lui allait bien ou non. Certainement mieux qu’un prénom japonais, pour sûr. Après… oui pourquoi pas. Il avait un air un peu extra-terrestre, avec ses cheveux beaucoup trop clairs, alors un prénom original lui allait plutôt bien.

« Comme je te disais, moi c’est Wu… enfin… Dan. Tu peux m’appeler Dan. C’est comme ça que les gens me nomment »

Expliqua-t-il, réalisant qu’il avait failli faire une bourde. En fait, la bourde était déjà faite. Il s’était déjà présenté comme étant Wun. Ou Wunjo. Il ne se souvenait plus. Qu’importe, avec un nom aussi tordu, Gabryel n’aurait probablement pas retenu. Et puis, il n’était pas rare que des gens se choisissent un nom plus simple et prononçable lorsque le leur était compliqué ou juste pas à leur goût. Dan sonnait de toute façon comme un surnom, Gaby ne se poserait probablement pas trop de question sur ce changement –du moins, il l’espérait, sinon il allait encore devoir inventer une excuse plausible, et il avait un peu perdu la main côté mensonge.

« Oh les cheveux… »

Il eut un petit rire.

« Non, ils sont blonds à l’origine. Je me suis fait une couleur il y a quelques temps parce que… »

Wun sembla hésiter un instant sur la meilleure chose à dire. Songeant que cela ne servait à rien d’éveiller la curiosité de Gabryel en lui donnant des arguments mystérieux, il conclut, dans un sourire :

« Parce que j’avais besoin de changements, tout simplement. On a un peu l’impression de repartir de zéro avec une nouvelle tête »

Il se tut un instant, réalisant soudainement que ce qu’il venait de dire pouvait très bien blesser l’amnésique. C’était un peu comme remuer bêtement le couteau dans la plaie. Bêtement, c’était le mot. Wun ne l’avait pas fait exprès, c’était juste cette fâcheuse habitude de dire tout ce qui lui passait par le crâne, dont il n’arrivait décidemment pas à se séparer.

« Euh… pardon. C’est pas ce que je voulais dire »

Reprit-il, levant les yeux au ciel, désespéré par sa propre maladresse. Le jeune homme n’avait jamais été un expert en communication, mais là, il semblait particulièrement nul dans le domaine. Le pauvre Gabryel devait se demander ce qui ne tournait pas rond chez ce type pour qu’il soit capable de débiter autant de conneries et trucs inappropriés en si peu de temps. Bientôt il allait décrocher un record, si ça continuait…

« Je voulais juste dire que ça fait du bien, desfois, de mettre de côté certaines choses… »

Evidemment, il ne comptait pas sur Gabryel pour comprendre ce qu’il voulait dire. S’il était vrai que Wun se débarrasserait très volontiers d’une partie de son passé et des souvenirs qui y étaient associés, il ne pouvait pas sérieusement s’attendre à ce que quelqu’un d’amnésique comprenne ce désir… bien au contraire.

« Je suis désolé. Je suis hyper maladroit. J’ai l’impression de faire que des bourdes depuis que j’ai commencé à te parler »

S’excusa-t-il, dans un petit rire nerveux. Wun avait l’habitude de se comporter comme un goujat, un connard, ou juste un imbécile, mais généralement, c’était sur des sujets suffisamment vastes et peu importants pour ses mots n’aient pas d’impact –ou bien qu’ils en aient un, mais que le russe s’en contre-fiche.

Gabryel était détendu à présent. Maintenant qu’il savait ce que Wunjo avait eu à lui dire et qu’il savait également que le jeune homme ne pourrait rien lui apprendre de plus, l’hôte essayait d’enregistrer les informations, succinctes, qui lui avaient été livrées. Il enferma ces brides de son passé à double-tour dans sa tête, dans un endroit qu’il espérait ne jamais les oublier.

Curieusement, depuis qu’il avait reprit conscience dans cette ruelle, il commençait à se faire à l’idée que son ancienne vie n’était plus et qu’à présent, à chaque jour qui passait, il en créait une nouvelle, avec de nouveaux souvenirs, de nouvelles rencontres et même de nouvelles expériences. Regardant Wunjo de son regard clair, il hocha la tête à sa demande, nullement gêné de devoir passer du vouvoiement au tutoiement. C’était comme avec ses clients, il attendait simplement qu’on lui donne l’autorisation de passer à un mode de discussion plus informel. Cela ne le gênait pas mais il était vrai qu’il avait prit l’habitude de toujours entamer une conversation avec une personne qu’il ne connaissait pas en mettant de la distance.

Il sourit doucement tandis que son voisin de transat méditait sur son nouveau prénom et ne fit aucun commentaire sur le fait que cet homme avait à son goût beaucoup de prénoms qui n’avaient rien à voir ensemble. En effet, il se présentait à présent comme Dan alors qu’il avait dit se nommer Wunjo et surnommé Blondi… Visiblement son interlocuteur avait beaucoup d’identités. Là encore, Gabryel se comporta comme s’il était avec un client, c’est-à-dire qu’il ne posa pas de question fâcheuse et décida d’aller au plus simple et de l’appeler Dan dorénavant. Même si dans sa tête il resterait Wunjo.

En effet, il ignorait pourquoi mais ce prénom lui plaisait. Beaucoup plus que Dans en tout cas. Non avec ce « Wunjo », il avait l’impression diffuse qu’il avait déjà prononcé ce prénom, qu’il l’avait déjà utilisé. Peut-être à l’époque où ils travaillaient ensemble… Et cette sensation de déjà-vu lui réchauffait l’intérieur, lui faisait plaisir alors même s’il comptait abandonner l’emploi de ce prénom à voix haute, il continuerait de placarder « Wunjo » au-dessus de la tête de cet homme aux cheveux nouvellement bruns.

D’ailleurs, en parlant de coloration, il reçu la réponse à sa question. Alors Blondi l’était pour de vrai. C’était Dan l’imposteur. Gabryel hocha à nouveau la tête aux explications prudentes de son voisin, devinant qu’il y avait autre chose, sans chercher à creuser plus profondément la question. Après tout, ils ne se connaissaient pas, ou plus, et même s’il s’était souvenu de son ancien collègue, aux dires de celui-ci, ils n’avaient jamais été trop proches non plus. Donc aucune raison de le passer à l’interrogatoire. Et puis mine de rien, l’hôte commençait à apprécier cet homme, il était simple et naturel et cela lui faisait du bien de changer un peu d’entourage.

Souriant, il secoua la tête pour rassurer Wunjo qui semblait de plus en plus gêné depuis quelques instants, à essayer de ne pas le vexer par des explications sur sa soudaine envie de changer de couleur de cheveux. Gabryel, étonné mais pas furieux de tous ces efforts, leva une main doucement et gardant son sourire, répondit d’une voix douce et gentille :

« Tu sais… Si j’avais su que tu te mettrais la pression juste pour une question de coloration, je ne t’aurais pas posé la question. Tu ne me vexe pas, tu es au contraire très amusant je trouve. Ne t’en fais pas, j’ai l’habitude que l’on ne sache pas comment réagir avec moi. Mais je ne suis pas malade, juste amnésique, mon cerveau fonctionne bien, pas la peine de me ménager. »

Gabryel conclut sa tirade avec un petit clin d’œil et passa sa main dans ses cheveux, grimaçant quand les rayons du soleil vinrent à ses pupilles trop claires. Il ferma donc les yeux un moment, le temps que les petites taches lumineuses qu’avait laissé le soleil sur ses prunelles disparaissent puis les rouvrit pour regarder Wunjo avec un petit sourire amusé. Se redressant, il s’assit sur le bord de son transat et saisit un verre d’eau posé sur la tablette entre leur chaise longue respective. Buvant une gorgée du liquide frais, il reprit, se cantonnant à des sujets généraux et banals :

« Et alors, Dan, que fais-tu dans la vie ? »

Aucune intonation particulière n’avait été imprimée au prénom prononcé et rien ne laissa paraitre le fait que Gabryel commençait à se poser des questions dangereuses du genre : qui est vraiment cet homme ? Est-ce que ce qu’il m’a dit est vrai ? Dans quelle mesure me ment-il, s’il peut me mentir sur son prénom et sa couleur de cheveux ? Est-il dangereux ?
D’ordinaire, le jeune homme au physique si extraordinaire s’interdisait de penser à de telles questions, les secrets du client restaient avec le client. Mais bizarrement avec Wunjo, comme le jeune hôte avait envie de, peut-être, le revoir, il se demandait sérieusement si sa lubie était une bonne idée ou pas. En proie pour une fois à un questionnement stérile dont il n’avait pas l’habitude, Gabryel détourna les yeux, sa jovialité un peu envolée.

A force de s’embrouiller, Wun considéra vraiment quitter la pièce et laisser le pauvre jeune homme en paix avec ses pensées. C’était pas possible d’être aussi lourd et gauche., Certes, il n’avait jamais été la finesse incarnée, mais là, ça dépassait les limites du tolérable. Lui-même se serait probablement fichu une baffe s’il avait du avoir à faire à un tel comportement, mais heureusement… le blond semblait plus disposé que lui à le supporter. Mieux, il le trouvait… musant ? Gabryel le trouvait amusant ? Tiens. Etonnant. Ces temps-ci, Wun avait l’impression d’être une boule de dépression ambulante plutôt qu’un … truc distrayant. Enfin si Gabryel le prenait bien, tant mieux, au fond.
Wun lui adressa un autre sourire désolé, désolé d’être désolé cette fois-ci. Le bonhomme devait être sacrément tenace et courageux pour entendre régulièrement des gens perdre leurs moyens devant lui parce qu’ils avaient peur de faire une bourde. Ca devait être… lourd. Oui, c’était le mot. Comme il le disait si justement : il n’était pas malade.

« Je sais »

Déclara-t-il, hochant la tête.

« En temps normal je n’suis pas trop mal niveau… savoir comment réagir. J’sais pas ce qui m’a pris. »

Ajouta-t-il, et alors même qu’il disait cela, il se demanda pourquoi il le disait. Super réconfortant comme annonce : en temps normal, je ne suis pas un handicapé de la réaction mais devant toi, si. Super. Le brun fronça les sourcils à sa propre maladresse. A croire qu’être confronté à l’amnésie lui faisait… plus d’effet qu’il ne l’aurait cru. Ou alors c’était Gabryel en serviette de bain. L’idée le fit sourire mais il la chassa : il fallait qu’il cesse de sourire, froncer les sourcils, et enchaîner les expressions antagonistes sans rien dire, le blond allait finir par le prendre pour un déséquilibré mental –il ne serait pas très loin de la vérité au fond.

Wun eut un sourire un peu désabusé à la question de Gabryel. Il eut la tentation de répondre quelque chose comme : ‘je bois, je me drogue, et je déprime’ , parce qu’en toute honnêteté, c’était un peu ce à quoi ressemblaient ses journées ces temps-ci. Mais il avait aussi conscience que ça sonnait beaucoup trop dramatique par rapport à ce qu’était la réalité, et que jeter à la figure d’un presqu’inconnu sa misère n’allait pas… soulager… ou changer quoique ce soit. Ca allait juste faire flipper Gabryel qui honnêtement, en avait suffisamment vu aujourd’hui avec un gus se pointant devant lui pour lui annoncer qu’il-le-connaissait-mais….-Oh-pas-tant-que-ça-finalement.

Il opta donc pour la vérité simple. Pour une fois, la vérité était meilleure à dire que le reste. Cette idée était plaisante. Avait-il finalement réussi à rejoindre le chemin de la normalité, ne serait-ce qu’un peu ? L’idée était réconfortante quelque part. La plupart des gens étaient ennuyés par la normalité, rêvaient d’exotisme, d’aventures, de choses folles. Et lui… il rêvait de banalité. De ce qu’on lui avait ôté il y a bien longtemps déjà et dont il ne se souvenait même plus. Il se souvenait juste que c’était…. Réconfortant. Quelque part. Et être un simple vendeur de jouets, c’était aussi réconfortant, d’une certaine façon.

« Je suis vendeur. Dans un magasin de jouets »

Répondit-il, adoucissant un peu son sourire. Une bonne chose lorsqu’on a passé tant d’année à mentir : on sait aussi mentir avec des gestes. Les faux sourires, c’était son truc, même lorsque le moral n’y était pas –surtout, en fait.
Il hocha la tête dans un reniflement amusé.

« Un peu…. Différent de quand j’étais barman dans un bar paumé de Russie… je sais »

Et c’était le moins que l’on puisse dire. Surtout si l’on considérait qu’à l’époque barman était une couverture pour trafiquant pour la mafia russe. Léger détail qu’il avait omis…

« Il parait que je n’ai pas du tout la tête à vendre des peluches »

Ajouta-t-il, amusé. C’était Shiro qui lui avait dit cela. En même temps, Shiro savait aussi qu’il était un ancien mafieux et qu’il avait déjà tué des gens, ce qui, quelque part, rayait de la liste des ‘métiers par vocation’ « vendeur dans un magasin pour mômes ». D’un autre côté, sans avoir cette information, Gabryel semblait déjà avoir un peu cerné le personnage. Disons que effectivement, les gens changeant de tête, de job et de noms étaient quelque peu…louches. De ce côté, Wun devait admettre qu’il avait un peu merdé. Tellement surpris de revoir Gabryel ici, il en avait oublié d’être cohérent… Quel abruti il faisait parfois.

Ce qui était nettement plus… étrange, et donc intéressant, c’était pourquoi, en sentant que quelque chose clochait chez lui, Gabryel continuait de lui faire la conversation ? Et voilà. Voilà que la curiosité de l’ex blondinnet était piquée.
Il esquissa un sourire, non forcé cette fois, comme s’il commençait… un jeu. Ou quelque chose du genre. Quelque chose qui l’éloignait de SA réalité, de SES problèmes et donc lui changeait les idées.

« Et toi, Monsieur Gabryel, qu’est-ce que tu fais maintenant ? »

Il retourna la question, songeant que c’était justice de savoir en retour ce que Gabryel faisait… et puis, ça au moins, c’était du présent, donc sûrement un sujet moins glissant qu’un passé trouble, absent, invisible. Quelque chose de sûr, de clair, de palpable, pour ainsi dire.

Wun observa d’abord Gabryel avec un air passablement surpris avant de tout simplement… éclater de rire. La franchise du jeune homme l’avait un peu désarçonné et il ne s’était pas fait analysé de la sorte –du moins pas à haute voix- depuis… un certain temps.
Il attendit que son petit rire s’arrête pour reprendre la parole, secouant la tête d’un air amusé. Il agita sa main en l’air, faisant signe au jeune homme qu’il n’avait pas besoin de s’excuser. Lorsqu’il retrouva enfin son calme, il rouvrit la bouche :

« Je vois. Merci pour la …ehm… l’analyse »

Répondit-il, réprimant un autre petit rire en se rappelant ce que venait de dire le jeune homme. Un drôle d’oiseau encore. Comment arrivait-il à se fondre dans le décor dans un pays comme le Japon où l’hypocrisie –ou la diplomatie, ces deux mots étant bien souvent substituables- était reine. Les japonais ne disaient pas ce qui leur passait par la tête, ils disaient ce qu’on voulaient les entendre dire. Tout le contraire de Gabryel, en somme.

« Pour les cheveux… ce n’est pas la première fois qu’on me le dit. Je pense revenir au blond d’ici sous peu. En fait j’attends tout simplement que la couleur s’éclaircisse. Elle est déjà beaucoup plus brune que noire maintenant, d’ici Noël je devrais avoir retrouvé ma couleur naturelle »

Répondit-il, dans un sourire. Il savait que le blond lui allait mieux au teint. Il avait un teint nordique, pâle, que le noir soulevait beaucoup trop, lui donnant un air un peu maladif. Il pensait que d’ici Noël il aurait suffisamment semé ses chasseurs pour pouvoir récupérer sa couleur naturelle sans trop avoir à s’en soucier. En attendant, il faudrait faire avec ses couleurs intermédiaires. Ca ne le dérangeait pas tellement. Après tout, son patron l’avait engagé avec des cheveux noirs corbeaux, il ne semblait donc pas spécialement dérangé par la couleur. Pour le reste… il avait peut être eu plus de succès auprès des hommes et des femmes du temps où il était blond, mais il s’en fichait. Ca faisait presque 7 mois qu’il n’avait pas eu d’aventure maintenant, et ça ne lui manquait pas, il n’y avait pas de raison que ça change d’ici la fin de l’année.

« Du reste… je suis plutôt doué pour jouer la bonne humeur, tout le monde tombe dans le piège au boulot »

Ajouta-t-il, et comme pour prouver ses dires, il afficha un autre de ses sourires joueurs –sauf qu’en l’occurrence, il ne le feintait pas, Gabryel l’amusait vraiment avec son attitude –et son look d’ailleurs- décalés. Il avait d’ailleurs retrouvé des couleurs dans les joues à force de rire –et peut être aussi avec la chaleur ambiante.

Il chassa la discussion du moment en retournant la question au blondinet, et il fut surpris de voir comme une gêne passer sur son visage. Il haussa un sourcil interrogateur, se demandant pourquoi Gabryel semblait soudainement réfractaire à l’idée de partager cette information. Quel genre de métier pouvait-il bien faire ?
Il se tut, se contentant d’observer le jeune homme en face de lui en attendant qu’il ne lui dise quelque chose. La réponse à la question ne tarda finalement pas trop, et Wun hocha la tête, un peu surpris, mais pas tellement au fond. Ce n’était pas comme s’il y avait 36 000 métiers qu’on pouvait avoir honte d’évoquer…

« Je vois »

Murmura-t-il, dans un sourire.

« Je ne savais pas qu’il y avait des clubs d’hôtes de luxe à Keimoo »

Commenta-t-il, penchant la tête sur le côté d’un air pensif. Il savait qu’il y avait des clubs d’hôtes dans le quartier sordide de la ville, même si en vérité personne ne les appelait ainsi, mais il ne savait pas qu’il y avait des établissements de luxe. D’un autre côté, il n’y avait pas de raison pour qu’il le sache, il ne fréquentait pas ces endroits. Et il ne risquait pas de commencer, fauché comme il était. Ca et le fait qu’il n’avait jamais eu trop de problème à remplir son lit sans dépenser un centime, et qu’il n’avait donc aucun intérêt à faire la même chose en se ruinant. C’était un peu le souci de ce genre de boulot : au final, un peu trop souvent, les hôtes et hôtesses écopaient des gens friqués pas toujours très… attirants, ou sympathiques. Mais comme avait dit un jour un homme sage : business is business.

Il y avait généralement 3 types de personnes exerçant le métier d’hôte. Ceux qui le faisaient simplement parce qu’ils aimaient ça. Ceux qui le faisaient parce qu’ils en étaient capables et avaient besoin d’argent : des gens au physique agréable et attractif le plus souvent fauchés. Et enfin, ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se trouvaient obligés de le faire. C’était le cas de Wunjo. Oh bien sur, il n’avait jamais été officiellement hôte. Disons qu’à l’époque il couchait avec des femmes ou des hommes pour obtenir des informations pour le compte de la mafia, le principe était donc sensiblement le même.
La question était donc la suivante : dans quel cas se trouvait Gabryel ?

« Et alors, tu fais ça depuis longtemps ? Ca te plait ? »

Demanda-t-il sans la moindre gêne, un sourire encourageant ourlant ses lèvres alors qu’il reposait ses yeux bleus sur Gabryel. Il avait bien conscience qu’il y avait une forte chance que Gaby ne veuille pas lui répondre. Ce genre de chose était personnelle et Wunjo et lui ne se connaissaient pas des masses finalement. Mais enfin, Wun était curieux et culotté, il ne se gênait pas souvent pour poser les questions qui lui passaient dans la tête. Si Gabryel ne voulait pas répondre, il lui suffirait de lui dire, après tout. Ou de mentir. Les hôtes avaient bien du apprendre à mentir et à simuler pour plaire à certains clients, non ? Le russe n’en savait pas grand-chose. Il avait plus ou moins vécu dans ce monde, par le passé, mais dans son cas, rien n’était régulé. Au contraire, l’établissement pour lequel Gabryel travaillait devait imposer certaines règles, autant à ses clients qu’à ses hôtes.

Wunjo lui adressa un sourire compréhensif et attendri en constatant le soulagement dans le regard et l'attitude de Gabryel. Effectivement, en exerçant ce genre de métier, il avait plus d'une fois dû faire face à des préjugés ou du dédain. De tels métiers n'étaient pas encore bien acceptés dans l'opinion publique. Il hocha la tête au sujet des attaches. Il était justement sur le point de demander à Gabryel s'il n'avait pas une copine ou quelqu'un de proche avec qui ça pourrait poser problème, mais le jeune homme l'avait devancé sur le sujet.

« Ouais… j’imagine que ça serait plus compliqué avec un entourage moralisateur pour exercer des jugements surfaits »

Répondit-il avec un mince sourire. Lui-même n’avait pas connu ça, puisque soit son entourage faisait la même chose que lui, soit son entourage le poussait à le faire. Dans les deux cas, le résultat était identique : on lui laissait libre champ de faire tout et n’importe quoi. De manière assez étonnante, même lorsqu’il avait commencé à tisser des liens avec des gens parfaitement étrangers à ses affaires louches, ceux-ci ne l’avaient pas jugé hâtivement et bêtement. A croire que Wunjo avait de la chance, de tomber sur des gens plutôt… tolérants. Surtout au Japon, à bien y penser.

« Et ça fait combien de temps que tu fais ça du coup ? »

De manière assez amusante, Wun songea que si Gabryel était déjà sur Keimoo à l’époque où lui-même utilisait son corps comme outil pour soutirer des infos aux Yakuzas, il y avait de fortes chances pour qu’ils aient écopé des mêmes gugusses. Après tout, ces types là étaient pleins aux as et ne devaient sûrement pas dire non à un peu de bonne compagnie dans un institut de renommée. Mais il ne lança pas le sujet, d’une part parce que c’était un peu louche de se mettre à parler mafia japonaise en plein milieu d’une conversation jusque là plutôt normale –quoique, à bien y réfléchir…- mais aussi parce que commencer à comparer ses « aventures » ou ses « clients » avait un petit quelque chose de… glauque. De malsain même. Un peu comme deux médecins parlant de leurs patients réciproques pour comparer leur gravité de leur cas.

Gaby mit de toute façon clos au débat en faisant remarquer qu’il parlait peut être trop de lui pour des gens qui se connaissaient peu, et Wun haussa les sourcils. Il avait plutôt l’habitude que les gens parlent d’eux, pour la bonne et simple raison qu’il évitait généralement de parler de lui. C’était moins vrai maintenant qu’il avait une vie normale, ou tout du moins avouable, à raconter. Un boulot, des amis, des soucis quotidiens. Mais les vieilles habitudes avaient la vie dure, et pendant des années, il avait développé mille et une entourloupes pour pousser les gens à parler d’eux-même au lieu de s’intéresser à lui.

« C’est ta vie »

Répondit-il, dans un sourire.

« Si tu n’as pas envie d’en parler, n’en parle pas, sinon, moi ça n’me dérange pas. Je suis du genre…. Curieux de nature »

Enchaîna-t-il, ponctuant sa phrase d’un clin d’œil complice. Il avait l’impression d’entendre parler un psy en train d’essayer de convaincre un patient de dévoiler ses moindres secrets. La vérité, c’était que la vie de Gabryel l’intéressait. L’intriguait en tout cas. Pour peu il se proposerait de mener lui-même l’enquête sur sa vie passé, même s’il doutait franchement d’avoir le temps pour ça. Ca ne l’empêchait pas d’être curieux, cela dit, bien au contraire.

Il lui lança donc un sourire encourageant pour l’assurer que ça ne le gênait en aucun cas, mais Gabryel était déjà passé à autre chose, enchaînant avec une autre question. Wun ne put retenir un petit rire à la question du jeune homme. Ah les métiers, il y avait de quoi faire une encyclopédie avec tout ce que Wunjo avait fait dans sa vie. Il battait probablement des records. Croisant les jambes, il réarrangea sa serviette pour qu’elle retombe correctement sur ses genoux.

« Oulah. Non, du tout. Je crois que j’ai presque fait tous les boulots possibles et imaginables. Ca ne durait pas longtemps à chaque fois. J’ai testé concierge, figurant, livreur de pizzas, journaux, lait, serveur, gardien de musée, homme de ménage, jardinier… enfin tu vois le tableau »

Conclut-il dans un sourire. Une période d’instabilité que ce soit au niveau de ses boulots ou de ses relations, c’était le bordel absolu dans tous les domaines. Rétrospectivement, Wunjo était plutôt fier d’avoir réussi à se sortir de cette spirale infernale. Bon il avait volontairement oublié de mentionner le fait qu’il avait aussi été dealer et membre d’une organisation russe. Il n’allait pas non plus déballer toute sa vie à Gabryel dont il ne connaissait pas grand-chose à part un bout de passé et un bout de nouvelle vie.

« Ca fait du bien de se poser un peu maintenant »

Ajouta-t-il, hochant la tête, pensif. Pour sûr, l’incertain du lendemain ne lui manquait pas. Il ne travaillait qu’avec une seule personne, son patron, avec qui il s’entendait à merveille, et les clients –clientes d’ailleurs plutôt- étaient généralement agréables. Et même si tout son entourage s’acharnait à lui dire que ce boulot ne lui correspondait pas, il s’y sentait bien. En ce moment, avec tous ses problèmes relationnels, il n’y avait d’ailleurs QUE dans son boulot qu’il se sentait bien.

Cela dit, il n’avait toujours pas répondu à la question de fond de Gabryel : pourquoi est-ce qu’il était venu à Keimoo. C’était compliqué d’y répondre sans mentir comme un arracheur de dents. Il pouvait bien sur rester vague, lui dire qu’il était venu là pour un job, mais la discussion ne s’arrêterait pas là, les questions continueraient probablement à pleuvoir sans que le jeune hôte ne se rende même compte qu’il creusait un terrain dangereux. A contre cœur, Wunjo décida qu’il valait donc mieux contourner la difficulté.

« Mon père m’avait envoyé ici pour suivre des cours. »

Ce qui était, techniquement, aussi un peu vrai. Officiellement, il avait été envoyé ici en tant qu’étudiant en commerce à l’Académie Keimoo. Il croisa les bras, se redressant un peu.

« Longue histoire, mais bref, finalement j’ai arrêté les cours et je me suis mis à bosser. Ca me convient mieux à vrai dire. J’ai jamais vraiment été un cerveau donc bon… »

Il fallait aussi dire que quand il avait été envoyé à l’Académie, il n’était plus allé en cours depuis ses 10 ans. Il avait bien sur eu des cours par correspondance, mais ses connaissances scolaires étaient on ne peut plus limités.
Son expression changea l’espace d’un instant alors qu’une interrogation s’était nichée soudainement dans sa tête. Il n’était pas 100% sûr que ça soit correct de demander ça, ni que Gabryel était à l’aise avec le sujet, mais pour le savoir, il allait bien falloir le lui demander, non ?

« Dis voir, quand on … perd la mémoire, comme ça, on se rappelle de ses connaissances ? Je veux dire… tout ce qui est culture générale, ou même… tu sais, lire, écrire, tu savais encore le faire quand tu as repris conscience ? »

C’était peut être une question bête, mais quelque part, elle était justifiée. Après tout, les dates, les langues, tout ça, c’était aussi une question de mémoire. Une autre mémoire, sans doute. Le cerveau humain était complexe, il n’y avait pas de raison pour que les déraillements qui y étaient associés ne le soient pas, après tout.

Wun hocha la tête. Deux ans. Ca voulait donc aussi dire, 2 ans depuis son réveil, et toujours pas de souvenirs retrouvés, à part ce que le russe venait de lui dire. Une quête un peu ralentie visiblement.

« Prends pas ça comme une critique ou autre mais… »

Il fronça les sourcils, pas franchement réprobateur ou quoique ce soit, juste… un peu dans l’incompréhension.

« …c’est pas un peu un drôle de choix de boulot pour quelqu’un qui est déjà… bah sacrément paumé ? Enfin je dis ça, je sais pas c’que j’aurai fait à ta place. C’sur que ça réduit d’avance les choix si tu sais pas si t’as un diplôme »

Il réfléchissait un peu à voix haute. Il était vrai que, dépourvu de tout, de vie, de souvenirs, de diplomes, de contacts, il était difficile de choisir un métier. Wun songeait juste que hôte n’était peut être pas le job le plus sécure pour se relancer dans une vie avec un maigre paquetolle. Quoique au moins il rencontrait du monde. Et vite. Mais pas forcément le genre de monde qui allait devenir ses meilleurs amis plus tard, c’était le souci avec un boulot comme hôte.

« Et du coup t’en es où ? Tu fais encore des recherches ou tu… laisses juste couler ? »

A voir comme Gabryel avait sauté sur l’information quand Wun la lui avait faite miroiter, il avait l’impression que ça n’avançait pas des masses. Peut être que le blond n’avait pas beaucoup de temps pour lui. A sa place, le russe songea qu’il n’arrêterait pas une minute. Cavalant à gauche à droite pour grapiller des informations. Pas sûr que son métier ne le lui permette cela dit.

Il pencha la tête sur le côté, souriant un peu, attendri par le côté très enfantin de Gabryel. C’était probablement grandement du à son amnésie. Après tout, il était comme un nouveau né, pour ainsi dire. Il en avait encore la candeur et la naïveté. C’était amusant, surprenant, pour quelqu’un qui pratiquait un métier où ce genre de valeurs étaient souvent rapidement piétinnées. L’écoutant parler de lui, Wun haussa une épaule, plissant un peu les yeux, pas entièrement d’accord avec lui sur ce raisonnement là.

« Bah… pas directement utiles, c’est sûr, mais ça te donne des pistes. Par exemple tu sais parler russe, donc tu as du passé un petit bout de temps là bas. Idem, si tu joues bien du violon, peut être que tu as fait un conservatoire, ce genre de chose… dit comme ça ça n’aide pas beaucoup, mais en les recoupant ça te filera peut être des pistes, non ? »

Wunjo n’était généralement pas inutilement optimiste, mais là, il avait franchement envie de lui donner un peu d’espoir, à ce petit être errant sans souvenir. Ce n’était pas de la pitié, non, juste une façon de voir les choses. Quand il n’y avait plus grand-chose en quoi croire ou à quoi se raccrocher, autant se concentrer sur le peu de choses qu’il avait déjà en sa possession, non ?
Et puis, Wun n’avait pas tort : c’était des indices. Des indices un peu flous aux yeux de Gabryel, pour l’instant, mais rien ne disait que l’avenir n’allait apporter quelques éclaircissements sur ces informations précieuses.

« Bon et puis, y a pas que ça. Parler des langues, ça te permet de voyager, si un jour tu veux bouger un peu… ou juste creuser du côté de certains pays pour retrouver ton passé, tu vois, ce genre de choses. »

Ajouta-t-il, l’air étrangement sérieux. A croire que Wun en venait presque à vivre la quête d’informations et de secrets au travers de Gabryel. Il ne savait toujours pas exactement pourquoi, mais cette histoire d’absence de souvenirs, ça le bousculait, et ça le touchait. C’était probablement illogique, mais comme toute chose instinctive, ça ne se contrôlait pas. Peut être s’identifiait-il un peu. Lui, le gamin qui recommençait une vie vide, celle de Dan Ebels, et Gabryel, celui qui recommençait aussi, mais pas volontairement cette fois. Là était la différence, et elle était cruciale, mine de rien. C’était la nuance entre « Ma vie me saoule, je recommence à zéro » et « Qui suis-je ? », à peu de chose près.

« Tu s’ras content le moment venu de pas avoir à apprendre le russe pour communiquer, croiiiis moi »

Ajouta-t-il, dans un sourire amusé. Il fallait bien dire que pour toute personne qui n’avait pas appris le russe en grandissant, c’était une langue extrêmement difficile. Si Gabryel se retrouvait à devoir questionner des russes, connaître la langue serait un atout non négligeable. Du reste… bah c’était toujours bon de ne pas avoir à réapprendre à lire, écrire, ou compter, non ? Dans la famille des master pertes de temps, ça figurait probablement dans le top 10.

« Mais… »

Continua-t-il, réfléchissant aux films, séries, et émissions qu’il avait pu voir sur des scénarii similaires, avec une personne perdant la mémoire.

« Genre… aux archives des personnes disparues, dans les hôpitaux, les commissariats, tout ça, t’as jamais trouvé quelqu’un qui pouvait être relié à toi ? J’veux dire… j’m’y connais en types solitaires hein, mais y a TOUJOURS quelqu’un pour te rechercher… »

Il esquissa un sourire un peu désabusé.

« Pas toujours des gens qui te veulent du bien, certes, mais au moins des gens qui te cherchent… »

Il en savait quelque chose, après tout. C’était pas comme s’il avait toute une Organisation mafieuse en train de remuer ciel et terre pour le retrouver. Et pas franchement pour les faire des gros bisous. Il se redressa un peu sur son transat, écartant les jambes et s’appuyant sur ses genoux.

« Pas que j’te prenne pour un débile, hein, je me doute bien que t’as cherché de ton côté, je trouve juste ça… fou… que ça soit si difficile de remettre en contact deux personnes qui se cherchent, même si toi tu cherches inconsciemment »

Il leva les yeux au ciel, songeur, avant de lui adresser un sourire désolé, accompagné d’un petit haussement d’épaules.

« Désolée, je m’embrouille encore. Ca me rend perplexe tout ça »

S’excusa-t-il, reserrant un peu la serviette autour de sa taille, se demandant ce qu’il ferait, lui, si un de ses proches disparaissait soudainement. Il contacterait la police, les hôpitaux. Le journal peut être. Pas facile avec une grande ville comprenant plusieurs quartiers avec différents commissariats et tout le reste. Par contre il n’y avait, à sa connaissance, qu’un seul hôpital.

« J’ai un peu froid à traîner là. Tu veux pas qu’on aille plutôt… genre… je sais pas, boire un truc ? Un café ? »