Try & Try Again

Spoiler:

C'était lorsque Cammy avait remis un pied dans ces lieux qu'elle s'était réellement sentie de retour. Les ouvrages reliés ne la regardaient pas de travers et Miss Mashimoto était toujours ravie de la voir. En général les élèves qui fréquentaient la bibliothèque ne s'occupaient pas des autres, même si à ses premiers passages, Cammy avait plus d'une fois remarqué la curiosité, voire la consternation des usagers habituels. Depuis, sa présence semblait ne plus interpeller les étudiants. Egalement, elle faisait en sorte de ne pas avoir à croiser le regard de qui que ce soit, ainsi, elle évitait de mal interpréter certains airs qui seraient susceptibles de la faire démarrer au quart de tour.

Ce jour était somme toute assez ordinaire. Deux ans plus tôt, elle fréquentait la bibliothèque environ quatre fois par semaine. Maintenant, c'était sept jour sur sept, y compris le dimanche. Après les cours, c'était là qu'elle venait faire la majeure partie de ses devoirs, mais c'était surtout qu'à part sa chambre, il s'agissait là du seul lieu où elle s'estimait en sécurité. Le calme, les différentes fragrances de papier dont elle raffolait, les pages qu'on feuillette avec soin, le craquement des crayons à bois dansant sur les blocs notes y laissant leurs tatouages de différentes façons: kanjis, hiragana, katakana, romaji, schémas, figures géométriques.... ou représentation simplifiée d'une fleur magnifique portant le nom de narcisse. Cette année, Cammy avait délaissé le club de théâtre pour celui de jardinage. L'influence de cet ange qu'elle avait rencontré à l'hopital peu après avoir remis les pieds à Keimoo. Dans son esprit, divers sentiments adolescents. L'australienne ne s'était pas laissée grandir à un rythme normal. Très avancée dans certains domaines notamment pour la gastronomie, ou dans la manière de conter de doux récits à la crêche de l'hôpital, le temps avait défilé bien trop rapidement, omettant d'accorder à la jeune fille certains faits qu'elle jugeait inutiles, ainsi les sorties et ce qui s'y rapportait. Ses pensées frivoles étaient en bataille et en fin de compte, elle ne parvenait pas à se concentrer sur ses notes. Son exposé était achevé depuis la veille et elle était à jour dans ses devoirs, mais elle en voulait plus, toujours plus. Se donner une raison d'être là. Elle ôta ses lunettes de lecture et remonta ses cheveux d'un geste las. Ils avaient retrouvé leur brillance d'antan. Près d'un an de colorations obscures les avaient abîmés, mais aussi cette manie qu'elle avait eu de les attacher sévèrement, d'un poser toute sorte de couvre-chefs: casquette, foulard, chapeau, bandeau. Un jour, une Populaire ô combien connue, même de Cammy, lui avait ôté brusquement son bérêt de son crâne et après l'avoir piétiné, lui avait craché au visage "C'est bon "la sainte-nitouche", toute l'Académie sait que t'es revenue, alors arrête ton cinéma. Plus tu cherches à te cacher, plus on te voit. Les sales rats de bibliothèque dans ton genre ont leur place à l'ombre, et encore je pèse mes mots. Alors suis mon conseil et rase les murs." Elle s'était sentie aussi misérable que Carrie White dans l'oeuvre de Stephen King. Sauf que Cammy n'était pas capable de déplacer des objets par la pensée.

Elle se redressa et chercha à sortir cette mauvaise rencontre avec Cassandra Glamour de la tête. Il était vrai que l'Intellectuelle s'était attribuée une certaine renommée, qu'elle maudissait. Des garçons s'étaient soudainement mis en tête de mettre le grappin sur la demoiselle. Mais en général, ils n'étaient pas du genre à la poursuivre en ces lieux. Ca avait duré un temps. A présent, ils se contentaient de lui lancer quelques petites gentillesses, parfois déplacées, lorsqu'ils la croisaient dans les couloirs, les amphis. Mais cela restait relativement rare. Dans tous les cas, jamais elle ne chercherait à intégrer leur groupe, elle ne jouerait pas ce petit manège. Ce n'était pas sur sa magnifique chevelure qu'on allait renverser du sang de cochon. Une seule personne de ce rang avait trouvé grâce à ses yeux, mais pour l'Australienne, il n'avait rien à faire parmi eux.

Elle rangea ses notes et se leva. Il lui fallait se changer les idées et quoi de mieux qu'un livre ? Elle se dirigea vers le rayonnage des romans fantastiques qui se trouvait non loin de sa table de travail. Elle manqua de percuter un escabeau, qu'elle contourna et franchit les cinq mètres qui la séparait des oeuvres du Maître de l'Epouvante. Un murmure s'échappa sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte.

- Mr King, vous êtes bien trop sollicité, qu'avez-vous fait de Miss White ?

C'était devenu une habitude pour elle de parler aux livres. Une manière de ne pas se sentir seule ? Non, sinon elle pourrait aisément se cataloguer "cinglée". Cependant elle respecte les auteurs et leurs ouvrages.
Alors qu'elle portait sa concentration avec insistance sur les titres ornant les tranches des romans dans le calme olympien de la bibliothèque, elle sursauta violemment lorsqu'un fracas retentit non loin d'elle. Pivotant légèrement la tête par reflexe, elle sentit son coeur battre la chamade tandit que la raison de ce tumulte s'offrait à elle: bon nombre de ses "amis" s'étaient retrouvés étalés sur le carrelage. Son premier réflexe fut de prêter main forte à l'individu responsable de son effroi temporaire. Elle s'accroupit donc près de la pile. Le garçon qui se tenait là ne semblait pas l'accompagner. Restant dans cette position prostrée elle leva la tête et prit la parole, à voix basse.

- Euh... fais pas cette tête et remue-toi un peu.

Cassante ? Il ne faut pas lui en vouloir, elle n'aime pas être dévisagée comme une bête de foire. Enfin, c'est comme ça qu'elle interprétait le fameux "air hébété" du jeune homme. Elle s'était empêchée de lui lancer une remarque cinglante dans le genre "Prends une photo, ça durera plus longtemps" ou "Ferme ta bouche ou tu vas gober des mouches", mais il s'agissait là de propos bien trop triviaux qui terniraient l'élégance naturelle, propre à la demoiselle.

"Je suis amoureux"

Ce devait être la première fois qu'on le lui disait aussi clairement. Même si ces paroles, prononcées de cette manière, semblaient n'avoir aucun sens. Et c'était pour cela que Cammy n'avait même pas daigné répliquer, que ça soit par un regard, un geste ou une parole. Peut-être aussi parce que dans cette pile de livres gisait celui qu'elle désirait. De toute évidence, il n'avait pas été rangé à sa place. Ceci lui suscitait déjà bien plus d'attention que le type qui lui faisait face. Elle avait donc conservé cet ouvrage et remis le reste au garçon, sur la pile déjà trop élevée à tel point qu'elle ne voyait plus sa tête. Sans détourner son regard de la première de couverture, la petite Intello, du haut de son mètre-soixante, avait regagné sa table pour engloutir une vingtaine de pages. Quelques quinze minutes plus tard, elle avait quitté les lieux car elle sentait une présence importune dans les environs. Elle avait alors décidé de rejoindre la serre.
En chemin, une jeune fille aux cheveux noirs ébène et au teint parfait dont elle ignorait le prénom mais qui fréquentait la bibliothèque depuis quelques jours, l'avait interpellée.

- Tu en as de la chance !!! Saigara t'a adressé la parole ! Qu'est-ce qu'il te voulait ?

La brunette avait levée les yeux au ciel d'un air rêveur aux premières paroles avant de froncer les sourcils pour ponctuer sa phrase. L'australienne, peu habitué à être suivie de de la sorte par une de ces "pompom girls", avait fait comprendre à cette dernière, en gardant le regard fixé sur les bâtiments qui s'offraient quelques mètres au delà, que sa présence était malvenue.

- De qui tu parles ?
- Oh arrête, dis pas que t'as pas entendu parler de la "suite Saigara" ?

En réalité, Cammy en avait entendu parler dès lors que la groupie avait utilisé le terme "suite". Effectivement, elle connaissait les Saigara en tant que groupe, par leur musicalité.

- Hum. Si. Ils s'en sortent bien. Ils devraient faire un concert. Ça nous changerait de ce rock assourdissant qui me martèle le crâne à chaque event...
- Nan mais attends, je ne te parle pas de musique, mais de Noahki ! NOAHKI !
- Qui ?
- Non mais t'en fais exprès, rassure-moi ? Houhou, réveil ! Noahki Saigara est une pure bombe ! Y'a pas plus sexy ! Hum... Je suppose qu'il s'est contenté de te demander l'heure où un autre truc du genre... Après s'être tapé Glamour, Flowright et même Wolfgang, je me demande ce qu'il pourrait bien te trouver d'intéressant ! Hahahaha haha !

Cammy se stoppa et lança un regard noir à la hyène mécréante. En même temps, elle avait eu en moins de deux minutes des renseignements intéressants sur le drôle d'individu de la bibliothèque. Ce qui l'avait surpris, c'était de retrouver le nom de Wolfgang associé à ceux des deux vipère de service. Elle connaissait un peu Katerina et l'appréciait, voire l'admirait. C'était une élève brillante qui avait su faire le bon choix entre la bringue et l'avenir. Et c'était plus pour avoir énoncé son nom que la rouquine avait réagi. D'une intonation frolant le zéro absolu, elle allait démontrer qu'elle n'était pas de celles qui se laissent gentiment marcher sur les pieds sans réagir.

- Ok, l'édulcorée. Je n'ai pas sollicité ta compagnie, et je ne sollicite pas tes commentaires. Tu ferait mieux de déguerpir avant de te faire tourner en ridicule par ma seule présence à tes côté. Après tout, je n'ai aucun intérêt n'est-ce pas ?

C'est ainsi que Cammy s'était une nouvelle ennemie. Elle les additionnait. Son caractère s'était endurcie au contact de Fatalys notamment, mais le revers de la médaille était tout aussi fulgurant dès lors qu'elle replongeait, provocant une overdose de pages et rêveries invitant ainsi quelques sommeil légers, réparateur, de quelques minutes seulement, la tête appuyée sur la paume de sa main. Extérieurement, elle semblait concentrée sur ses notes. Jusqu'à ce réveil brutal.

- Tu m'agaces !

Sans savoir ce qui lui était arrivé à ce moment là, sans comprendre qu'une fois de plus le même individu lui avait provoqué des palpitations cardiaques - rien à voir avec une quelconque ferveur - elle s'était retrouvée chassée de son Paradis linguistique. Quelle disgrâce ! Une fois son esprit remis en place dans le bon sens, la première chose qu'elle fit, c'est lâcher un regard noir à l'intention de l'infâme responsable de cette expulsion. Elle payait une fois de plus la médiocrité d'un mouton noir. Cependant, la seule chose qu'il fut capable d'exprimer était... des excuses ?? Pour qui se prenait-il ? Que lui voulait-il ? Lui jouer le rôle du super-gars-super-populaire qui s'intéressait à la super-ringarde-super-coincée ? Il lui fallait lui mettre dans le crâne qu'ils n'étaient pas les marionnettes d'une comédie sentimentale américaine des années 90 ! Ne sachant comment réagir, Cammy après avoir considéré pendant quelques secondes la porte fermée de la bibliothèque tout en caressant la poignée du bout des ongles, elle tourna le dos à l'énergumène pour s'en aller avant qu'il n'y ait représailles. C'est là qu'il repris la parole, et pas de la meilleure des façons. On ne pouvait pas dénigrer une chose aussi fontamentale et intemporelle.

-Pourquoi cet attrait pour les livres ?

Se tournant furieusement vers lui, elle hâta le pas jusqu'à se retrouver à seulement un mètre de sa prestance. C'est qu'il semblait tellement hautain, sûr de lui et fat, qu'il en devenait...princier. Il acheva de lui couper la chique en ne lui laissant pas le temps de dire un mot car il venait de se présenter, d'un geste de main insolent. Elle ne pouvait pas en rester là, elle n'avait que faire de lui et de ses manières rustres et elle le lui ferait comprendre: elle n'était pas de ces sangsues en quête de sang rouge-populaire.

- Je me fiche éperdument de qui tu es, Sire Duchmol. Mais parce que je suis polie, je vais te répondre: les livres m'attirent parce que eux, sont utiles et instructifs.

Sous entendant par là que toi, tu représentes tout le contraire de cette définition. Retourne dans la bulle de mon indifférence, mon monde ne se portera mieux que lorsque tu redeviendras invisible.
Elle était en colère. Doux euphémisme. Ses iris noisette lançaient des éclairs d'une force à faire pâlir de convoitise Zeus lui-même. Tournant les talons avec rage, la lanière de sa besace bien trop lourde glissa de sa frêle épaule, pour ensuite choir sur les marches de la devanture. Elle manqua à son tour de perdre l'équilibre, mais se maitrisa malgré tout. Et heureusement, peu de choses avaient échappé à son bagage.

- Oh my ... ... Crap !

Il avait fallu que sa bombe au poivre fasse partie des pièces fugitives. Cammy la regardait dévaler une dizaine de marches avant de se stopper. Laissant là son sac, et les deux trois objets qui ornaient le sol - soit son écran total, le norigae de son Chapelier inconnu et son porte-feuille ouvert sur sa carte d'étudiante - elle ramassa l'atomiseur qu'elle cacha dans sa main. Ni sa robe parme, ni son gilet nacré n'offraient de poche. Elle soupira, puis remonta les marches. Ce n'était définitivement pas une bonne journée, et elle se fit la promesse d'une inéluctable revanche.

En général, lorsque Cammy Logan envoyait paître les mecs, il y avait deux types de réaction possibles: la colère, en général associée à une bonne dose de jugement déplorable, plus un soupçon de dédain "Oh c'est bon, tu vas pas te la jouer intouchable non plus ! T'es pas si intéressante en fait, et les viandes froides non merci ! " ou la résignation, avec l'acidité inéluctable "Ok, ok, je trace ma route... A ce rythme là, tu finiras vieille fille dans un couvent". Mais la pire remarque qu'on lui ait faite restait "T'as peut-être mérité ce qu'il t'est arrivé nan ? Dire qu'on avait pitié de toi...Mais t'es juste ringarde." Alors forcément, si personne n'était assez patient, ne savait prendre le temps d'atteindre ce qu'il se tramait derrière la carapace en béton armé de l'Intello, il ne fallait pas s'étonner de voir la fortification se renforcer au fil des semaines. D'où l'exil dans cette Terre Sainte, au milieu d'un désert de pages de velin. Enfin, elle aurait aimé, mais ça n'était que du papier ordinaire ou au mieux, recyclé.
Elle devait bien reconnaitre que Saigara était pour le moins étrange dans sa manière de procéder. Si, comme elle le supposait - ou plutôt le craignait - il se payait sa tête, extérieurement, il n'en donnait absolument pas l'air. Alors soit il était un excellent comédien, soit... Elle poussa un profond soupir. Et puis qu'est-ce que ça voulait dire "-Débrouille toi pour me déplaire". Elle n'avait rien à voir dans son délire ! Quelques minutes plus tôt, elle ignorait son existence, et si elle en avait la possibilité, elle remonterait le temps pour ne pas avoir à croiser sa route. Il sous entendait qu'elle était responsable de...

Elle était perturbée, non, ahurie suite aux derniers propos du populaire. Elle tournait sans cesse ces remarques dans sa tête afin de les évaluer, y donner un sens. Elle n'y arrivait pas. Elle ne supportait pas l'incompréhension, se tenir devant une page blanche, ne pas parvenir à mettre une impression sur quelques mots lancés à la volée, ou sous le coup de l'agacement. Elle se savait limitée, mais elle était tout de même la première concernée dans cette histoire. Ce n'était pas un compte rendu sur les émeutes de Mai 68 qu'elle devait rendre, et on ne parlait pas non plus de la démographie quantitative du pays depuis le début du XXe siècle.

C'est du pur délire. Ca n'a ni queue ni tête. Pourquoi devrais-je écouter ce crétin ?

Cependant, si le garçon était sérieux, il était inévitable que l'Australienne recroise un jour ou l'autre sa route. Balayant de son esprit ce qu'il venait de se produire jusqu'à maintenant, elle décida de ne plus relever quoi que ce soit. Il ne manquerait plus que sa paranoïa tourne à la psychose. Elle avait conscience que son comportement puisse sembler très étrange aux yeux des autres, mais il était impossible pour elle de faire autrement, et ce malgré tous les efforts pour se montrer discrète. Visiblement, ça n'était toujours pas suffisant. Devait-elle consulter ?
Elle pris appui sur un muret près des marches, qui cachait la majeure partie du tronc d'un platane qui offrait à la rouquine une ombre protectrice. Elle tritura les poignées de son cabas qu'elle tenait à deux mains, bras tendus, la tête baissée. Elle fixait les aspérités des granulés du macadam, mais sans les observer. Que devait-elle faire ? Se mettre toute l'Académie à dos n'était pas son but, et le musicien ne semblait pas chercher véritablement la petite bête.

- Saigara ? L'interpella-t-elle, sans réellement se rendre compte de son initiative. Je ne peux pas faire "comme si", à moins que tu me le dises. Je ne comprends pas, qu'attends-tu de moi ? Je ne te connais pas, et réciproquement d'ailleurs. Dis-moi ce qu'il s'est passé pour qu'on en arrive là. Tu dis que c'est de ma faute. Qu'ai-je fait ?

A travers la réponse de Noahki, elle en chercherait d'autres. Entre autre, pourquoi le sort avait-il décidé de s'acharner sur elle. Elle refusait d'admettre qu'elle était responsable. Il devait forcément y avoir quelque chose d'autre.

Spoiler:

Spoiler:

"Dans ce cas continue à ne rien savoir du tout, je ne suis pas venu pour te voir mal à l’aise."... "Je n'ai jamais cherché à te mettre mal à l'aise."

Que s'est-il passé entre ces deux phrases ? Quel chemin l'esprit de Noahki avait-il parcouru pour que ces paroles, terminant de la même façon, puissent sembler aussi différentes que le jour et la nuit ?
A la première, Cammy y avait perçu le même sarcasme habituel, comme à chaque fois que le populaire ouvrait la bouche. Cependant, elle essayait de ne pas y voir cette part de sincérité qui en aucun cas n'avait sa place dans une entrevue comme celle-là. Même si la jeune fille avait fait un gros travail sur elle-même pour se montrer un peu moins froide. A quoi rimaient ses efforts ? Un peu plus tôt, elle émettait pour elle-même une reflexion sous forme de souhait, celui de ne pas être une brebis égarée dans un troupeau de loups affamés, en quête de nourriture presque sainte. Non pas qu'elle se cataloguait "sainte" mais elle était la mieux placée pour savoir qu'elle n'était pas du genre à ennuyer autrui de façon gratuite, si ce n'est ceux qui lui lançaient la première pierre. Alors elle avait tenté, avait risqué de se brûler les ailes... Et en écoutant le musicien, sans l'interrompre, sans lui jeter de regard froid comme à son habitude, ses plumes furent juste émoustillées. A travers ses orbes-noisette, différentes sensations, beaucoup de questions. Chaque fois que Saigara prononçait la moindre parole à son encontre, c'était différent. Tantôt il l'agaçait, tantôt la stupéfiait par l'incohérence de ses dires. Oui, le lycéen était bel et bien étrange de par son instabilité mais...

"Mais". Un bien petit mot, pour bien trop de débouchés...

Mais, il avait un petit quelque chose qui faisait toute la différence d'avec ses congénères. Pas comme Shiki oh non, les deux garçons ne sont absolument pas comparables. Le faire lorsqu'on les connait tous les deux, vous arracherait un sourire ou un gloussement sarcastique. D'ailleurs, à cette pensée, Cammy en fit une petite moue. Ce n'était pas un rictus, loin de là, mais ses traits se détendirent.

- Je n'ai jamais cherché à te mettre mal à l'aise.

C'était inconstestable, le ton employé était nettement différent de celui proféré durant les quelques interminables minutes qui les avaient précédé. L'Australienne se décolla du muret, tenant à présent son cabas d'une main. Elle remarqua qu'à bout de bras de façon continue, il était bien lourd. Pas étonnant que la lanière ait lâché. Alors, elle remonta le contenant jusqu'à hauteur de buste pour maintenir contre elle à deux bras. Puis elle amorça quelque pas vers le garçon pour se tenir à distance raisonnable de lui, soit un mètre environ. Elle planta ses yeux dans les siens et pencha la tête légèrement de côté, dans un premier temps en signe d'incompréhension.

Puis elle la vit.
Elle ne s'était jamais considérée suffisamment proche des autres pour voir la vérité dans un simple regard, de toute façon elle n'avait jamais eu l'audace de heurter cette voie trop intime pour risquer qu'on lise en elle en contrepartie. Elle l'avait fait avec Shiki, percevant ainsi ce que ce dernier cachait aux yeux de tous et grâce à quoi ils étaient aujourd'hui amis. Pas les "meilleurs" certes, ce mot n'ayant pas sa place dans ce type de relation si ce n'est que pour se voiler encore plus la face, mais assez pour ne pas se sentir seuls au monde.
L'éclair qu'elle avait cru apercevoir en Saigara l'avait déconcertée. Il lui avait clairement fait comprendre que si effectivement ils ne se connaissaient pas, ça n'était pas fait pour durer sauf...si elle n'y mettait pas du sien. Devait-elle jeter ses "habitudes et généralisations" au loin pour un individu dans son genre ?
Elle ressentit un trouble qui lui fit détourner le regard. Puis elle pivota sur elle-même pour porter son attention sur le premier truc qui attira son regard. Un pigeon. Mais toutes ses pensées étaient focalisées sur Saigara. Délicate sensation que de croire quelqu'un juste parce que son intonation de voix avait changé...tout comme son regard. Elle poussa un soupir. Elle ne trouvait pas de mot. Elle aimerait dire quelque chose, par esprit de contradiction probablement, mais elle en était manifestement et absolument incapable. Elle bredouilla, agacée...

- Et bien... C'est plutôt...loupé, Saigara.

Une boule à l'estomac. Se transformant en noeud. Elle avait la nausée et se sentit pâlir. Elle se sentait forte pour faire face aux plus téméraires qui la raillaient à tour de bras. Soit elle gagnait la partie en les envoyant siffler sur la colline, soit elle finissait elle même six pieds sous terre à les maudire... Mais jamais ça ne l'avait rendu malade. Elle prit une inspiration, puis une autre. Elle prit sa petite bouteille d'eau de son sac, ce dernier heurtant aussitôt le sol après qu'elle l'eut lâché sans ménagement, et, tournant le dos au Populaire, avala une longue gorgée. Elle s'essuya les lèvres du revers de sa petite menotte puis renifla sarcastiquement. Le malaise passa légèrement, juste ce qu'il fallait à la petite étudiante pour reprendre une certaine contenance.

- Admettons... et ce n'est qu'une supposition ! Admettons que je décide de te croire.

Elle se pivota à nouveau pour faire face au garçon, mais se garda bien de le fixer à nouveau. Au lieu de ça, elle observa... ce qu'il y avait autour. Cheveux, cou... lèvres. Elle se rendit compte qu'il n'était pas désagréable à regarder. Mais aussi... qu'il ne lui inspirait rien d'autre que de la curiosité. C'était toujours mieux que de l'agacement.

- Quelle est la suite ? Grâce à toi, je me suis retrouvée expulsée de la bibliothèque, ce qui est une grande première, félicitations, tu peux être fier de toi. Qu'as-tu donc à me proposer ? Je ne vais pas dire "de mieux", c'est impossible...

Elle aurait pu s'en aller, l'ignorer et ne plus jamais avoir à croiser sa route. Cependant il avait employé des arguments, et visiblement, s'était montré franc. L'étant elle-même, elle n'allait pas lui reprocher cela. Elle était prête à le croire, ce qui en soit était un effort incommensurable. Les derniers propos de Cammy avaient l'accent d'une invitation. Pas de celle qui promet de belles aventures en perspective. Pas de romance, de balades sur la plage, de tournées des bars en toute amitié... Beurk, non merci.
Ce n'était là que lutte, confrontation avec soi, avec les autres. Gratter le mur d'un espoir bien trop chimérique que celui de pouvoir à nouveau être capable de faire confiance. Mais quel combat acharné que celui d'une jeune fille qui ne s'intéressait à rien d'autre qu'à l'Histoire, au langage des fleurs, dont les rêves et pensées n'étaient que fadaises, réminiscences de la rencontre d'un Ange dans une chambre d'hôpital où gisait celui qu'elle haïssait.. Amertume de la culpabilité d'être la victime d'un monde trop sévère et intolérant, à l'égal de son comportement quotidien. Quel engrenage déstabilisant jusqu'à ce qu'un vulgaire caillou vienne tout dérégler, et faire basculer cet univers.
Cammy pouvait tout simplement ôter ce caillou malvenu de sa chaussure et continuer son chemin. En fin de compte, sa rencontre avec Saigara lui rappelait celle d'avec Fatalys. C'est comme arracher une dent: qu'un mauvais moment à passer sur le coup, mais avec l'infirmier, ça avait été bénéfique. Et puis, si le garçon s'avérait encombrant et inutile, elle saurait s'en débarasser à sa manière. Mais le problème majeur étant le regard extérieur. N'allait-elle pas s'attirer plus d'ennuis en tolérant cet individu dans son entourage ?

Ce n'était pas comme si elle n'avait jamais été le professeur particulier de quelqu'un. Mais la dernière fois remontait à bien loin déjà, avant que tout se complique dans sa petite vie d'étudiante...fugitive d'alors. La dernière personne à avoir bénéficié de ses services, était une nouvelle arrivante à l'université de Keimoo deux ans plus tôt, Yukina. Cammy elle-même venait d'intégrer l'université. Elle lui avait notamment fait visiter le lycée - ça pouvait être utile - présenté à quelques membres du corps professoral et l'avait faite inscrire au club de littérature. Sa petite "protégée" était une élève assidue, mais Logan avait compris que la petite Japonaise faisait tous ces efforts uniquement par admiration, jusqu'à devenir comme elle. Elle lui copiait tout, de la manière de se tenir, au langage employé en passant par l'apparence. Et aujourd'hui qu'elle était en troisième année alors que Cammy elle-même n'était qu'en deuxième, plus rien. C'est comme si les deux demoiselles ne s'étaient jamais croisées. Quelque part, l'Australienne était ravie de ne plus croiser "son double". A l'époque, elle avait tenté à plusieurs reprises de convaincre son élève de trouver son propre style, sans lui informer qu'elle était agacée de se faire copier en tout point à longueur de journée.
Pendant les semaines qui avaient suivi son retour à Keimoo, elle avait espéré faire la connaissance de la véritable "Yukina Monoh" , mais cette dernière l'avait ignorée. Etait-ce là la véritable personnalité de la demoiselle ? La déception avait été grande, et sa sensibilité avait été heurtée violemment.

Ce souvenir lui était resté en travers de la gorge, surtout qu'elle avait donné beaucoup d'elle même en tant que professeur. Au final, ça n'avait été qu'une perte de temps.
Noahki Saigara. Rien que ce nom symbolisait presque tout ce qu'elle détestait: une estime de soi exacerbée, du succés montant à la tête, un miel de bien piètre qualité selon elle, attirant toutes les mouches du quartier. De l'égocentrisme. Et même alors qu'elle avait échangé quelques paroles avec lui bien malgré elle, elle rajoutait également la susceptibilité et l'insolence. Le résultat de ce mélange se résumait en cela: un fils à papa immature capable de faire la moue s'il n'obtenait pas ce qu'il souhaitait. Un gosse.
Penchée sur sa composition florale, ses pensées étaient focalisées sur cette étrange rencontre, et sur ce rendez-vous improvisé, prévu dans les minutes qui suivaient : "Non, je n'irai pas. Qu'il aille au diable." Elle n'allait tout de même pas sacrifier sa plénitude relaxante, cette subtile sensation de bien être qu'elle avait acquise en communiant avec la flore pour... un imbécile ? Il lui avait demandé de ramener un livre d'Histoire, mais peut-être n'était-ce là qu'une carotte pour l'amener à lui... S'il voulait obtenir de l'aide en Histoire, il avait...ou plutôt, ses parents avaient largement les moyens de lui offrir un véritable prof particulier, diplômé, et pas une simple étudiante presque ratée qui s'était retrouvée à présent une classe en dessous de la dernière personne pour qui elle avait usé de son temps et de son être, grâcieusement, dans le but lui faire remonter ses notes.

Elle attrapa une fleur d'Arum d'Ethiopie, plante exotique, terminant ainsi sa composition, magnifique. Le regard qu'elle portait dessus était vague, elle ne s'était même pas rendue compte qu'elle avait terminé. Son esprit était tournée vers les évènemenys de la veille.

- ... La suite ? Quoi tu me demandes réparation des dommages ? Pour ce que tu t’es faite virée de la chambre à bouquins ?

Son regard s'était arrondi. Sur le coup, elle ne comprenait en quoi c'était surprenant. Evidemment qu'elle demandait réparation des dommages !! Et puis c'était quoi ce langage, "chambre à bouquins" ? Elle n'en pouvait plus, à quoi pouvait bien rimer ses efforts si elle se faisait railler à chaque fois qu'elle tentait d'être plus conciliante. Elle était restée bouche bée, trop choquée pour prononcer le moindre mot. En fin de compte, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire, ne plus rien dire. Inutile de gâcher sa salive pour un crétin pareil. Elle s'était penchée pour ramasser son cabas, toujours gisant au sol depuis qu'elle avait eu le souffle coupé lorsqu'elle avait cru que... Peu importait après tout. Elle venait de se faire envoyer balader une fois de plus. Alors qu'elle s'apprêtait à tourner les talons, le garçon avait tenté finalement de se rattraper précipitamment... et de façon tellement maladroite qu'elle avait arrêté son geste. Et encore un revirement de comportement de la part de Saigara entraînant un revirement de situation ! C'était carrément théâtral ! Non, c'était complètement ridicule... Cammy avait observé les alentours pour être sûre qu'il n'y avait pas là un public prêt à rire de cette scène particulièrement pathétique. Alors, elle avait reculé instinctivement de quelques pas, tandis que son vis à vis cherchait quelques mots pour rattraper l'énième boulette qu'il venait de lancer. Ainsi elle se retrouvait à nouveau à l'ombre de ce platane, qui l'avait protégée des rayons solaires quelques minutes plutôt. Cette fois, elle se cachait d'un éventuel regard curieux qui souillerait encore plus sa réputation. Depuis combien de temps se trouvait-elle dans le périmètre tant convoité (en aucun cas par elle, est-il encore nécessaire de le préciser ?) de Noahki Saigara ? Quel que soit ce qu'il lui soumettrait, ça ne lui serait pas bénéfique. Il ne pouvait rien lui proposer sans lui attirer d'ennuis. Leurs mondes étaient incompatibles, tout simplement. Pas de compromis possible. Lui ne vivait que de richesses, de soirées, il pouvait obtenir ce qu'il voulait, qui il voulait, d'un simple claquement de doigts. Quant à elle... Pour obtenir ce qu'elle souhaitait, il lui fallait faire des pieds et des mains, et sans escorte. Elle refusait toute aide. "On n'est jamais mieux servi que par soi-même", n'est-ce pas ? Se voir donc obtenir quelque chose de quelqu'un qui se voyait principalement obtenir plutôt qu'offrir, c'était vraiment stupide. Cependant il avait prononcé cette phrase, qui sonnait comme une douce musique aux oreille de l'étudiante: " Alors déjà on va tenter de ne pas faire ce qui va à ton encontre à toi. " Etrange. De belle paroles, qui ne sonnaient pas faux. Cammy se souvint avoir à nouveau tenté de cerner la sincérité des dires de Noahki comme un peu plus tôt. Puis tentative de compromis, de rabibochage. Elle avait remarqué qu'il n'avait pas cherché à lui mettre sur le dos les dérapages, mais avais plutôt mis l'accent sur "ses" gaffes à lui, le tout dans un comportement qui respirait la détermination en ce simple croisement de bras. Etait-ce sa manière de présenter des excuses ? C'était toujours mieux que rien.

Elle aura décelé autre chose dans le caractère du populaire: de la volonté, mais surtout de l'optimisme. Elle ne s'en était pas rendue compte sur le moment, mais bien plus tard, alors qu'elle mitonnait son repas du soir au club de cuisine. Elle avait failli faire brûler sa sauce hollandaise qui allait accompagner son filet de cabillaud. Réalisant que sa concentration était bien trop altérée, elle avait décidé de préparer quelques gâteaux de soja en supplément, qui avait fini dans son sac depuis. L'air absent, elle appuya sa tête sur la paume de sa main gauche. De l'autre, elle dessinait les contours de l'arum dressé fièrement, presqu'au centre de son ouvrage. C'était réellement une pièce de théâtre grandeur nature qu'elle avait vécu. Burlesque. Mais le rideau était tombé à présent et pour rien au monde elle ne remettrait les pieds sur cette scène incertaine, trouée puis rebouchée par du sable mouvant. Impossible pour elle de savoir sur quel pied danser en compagnie d'un individu si versatile.

- Mademoiselle Logan, serait-ce un sourire que je vois dessiné là ?
- Je vous demande pardon, Sensei ?
- Peu importe ce qui vous a inspiré, ce que vous nous offrez là est merveille. C'est du très bon travail. De plus, l'harmonie et la substance qui se dégage de votre bouquet entre en adéquation avec l'expression que vous affichez actuellement. Ne laissez en aucun cas votre muse vous échapper.
- Je...je...

Cammy était médusée. Elle observa les tables alentour, crut déceler un sourire moqueur dans le reflet d'une fenêtre et se sentit tout à coup mal à l'aise. Etait-ce la crainte du jugement, où l'éventualité qu'un certain musicien ait pu lui offrir l'inspiration ? Sentant le rouge lui monter au joues, elle se releva brusquement. S'inclinant devant le professeur qui animait le club de jardinage ce jour là, elle parla précipitamment.

- Pourrais-je prendre congé, s'il vous plait ? J'ai un... rendez vous.
L'enseignante, surprise, répondit au bout de quelques secondes.
- Bien sûr. Vous avez terminé. Je n'y vois aucun inconvénient.

Cammy rangea son matériel, nettoya son stand et laissa là son vase, comme d'habitude, après y avoir mis son nom d'une élégante calligraphie sur une étiquette de papier brun, en signature. Il irait orner un lieu de l'établissement au choix de la responsable du club, bureau ou autre, quelques heures plus tard. Attrapant sa besace, elle alla jusqu'à sa chambre universitaire et s'allongea sur le lit, ses cheveux en bataille. L'heure affichait 4:47 pm. Il lui restait trois heures avant ses cours du soir. En temps normal, elle passait ce créneau à l'hôpital ou à la bibliothèque. Elle choisit la première option. Elle irait voir ses parents, s'ils n'avaient pas encore terminé, et bien sûr la crêche. Elle changea alors de tenue, optant pour une longue jupe chocolat lui arrivant sous les genoux, et d'une tunique ocre au motifs fleuris saumon. Une légère dentelle corail en ornait les coutures. Une petite ceinture ceintrait élégamment ce haut à la taille. Une paire de bottes en cuir beige, lacés sur les côtés, ornait le bas de ses jambes. Leurs talons moyennement larges, guère hauts, faisait gagner à la petite demoiselle trois à quatre centimètres. Enfin, elle avait revêtu une petite veste imitation daim, beige qui la couvrirait de la brise fraîche d'un temps tournant à la pluie, prémice de la fin des beaux jours. Ce qui n'était pas pour lui déplaire. Enfin, Un soigneux coup de brosse. Elle n'avait pas attaché ses cheveux cette fois, ayant décidé d'apporter une touche frenchy par le port d'une large casquette "gavroche" de même la même teinte que ses bottes. Se saisissant de sa besace qu'elle avait raccommodé la veille au soir et délesté de quelque poids, elle quitta la résidence, direction la sortie du campus.

Elle s'arrêta avant de franchir la grille et jeta un oeil par dessus son épaule, au delà de la cour, vers le bâtiment de la bibliothèque. L'attendait-il ? L'horloge haute sur la façade indiquait 17h17. Elle se détourna de cette vue, et amorça un pas de plus vers la sortie. Puis soupirant, fit demi-tour.Je jette juste un coup d'oeil. S'il n'est pas là, je m'en tiens à ce que j'ai prévu. S'il est là....

Elle avança droit vers la bibliothèque, une forme d'appréhension au creux de la gorge. Elle n'espérait pas le voir. Nervosité. Non, ça n'a pas de sens. Evidemment qu'il ne sera pas là.Elle grimpa les quelques marches, les mêmes qu'elle avait descendues pour récupérer son spray, où elle avait croisé l'allure emblématique du psychologue... Elle arriva, marquant un arrêt, aggrippant la lanière de son sac.
Damn it.

Il était appuyé sur le même muret qui l'avait soutenue à deux reprises. Une fois de plus sans escorte. Leurs regards se croisèrent. Elle ne bougea pas d'un pouce pendant quelques secondes, incapable de masquer cette surprise qui marquait ses traits. Décidément, ce type était vraiment une énigme.
Reprenant le contrôle, elle fronça les sourcils et amorça quelques pas dans sa direction, gardant toujours une certaine distance. Personal Space.
Surtout, essayer de ne pas lancer les hostilités. Self control.

- Bonsoir, Saigara. J'ai un cours à huit heures, inutile de perdre du temps. Quel est le programme ?

Ses sens étaient en alerte. Tout en Noahki Saigara suscitait chez Cammy de la défiance. Cependant, elle était tout de même là. Elle ne pouvait plus reculer. L'hôpital...ça serait pour une autre fois.

Cammy s'installa à son tour sur sa chaise, détournant son attention de la tuyauterie inquiétante sans daigner répondre à la petite pique que Saigara venait de lancer. Elle avait toutefois remarqué que, malgré ses airs enjôleurs, il n'était pas particulièrement galant puisque le populaire avait pris place avant elle. Il fallait dire aussi que l'Australienne avait une vision particulièrement chimérique de la courtoisie. Ce n'était pas pour rien si, à 21 ans passés, elle n'avait encore jamais eu de petit-ami. Dans un premier temps, ce n'était absolument pas une priorité. Elle pourrait presque en ressentir de l'indifférence si elle n'était pas à ce point friande de contes de fées. Et malgré sa lucidité, elle nourissait un infime espoir de croiser un jour un être qui soit aussi charmant que le sont les princes de ces fabuleuses légendes moyenageuses. Expirant imperceptiblement d'exaspération, elle ajusta sa position balayant d'un revers de la main imaginaire cette ridicule pensée, le regard rivé sur l'addition puérile d'initiales gravées au compas, cutter, ciseaux ou autres sur la surface boisée de cette table esseulée. Elle s'en détourna lorsque des doigts entrèrent dans son champ de vision frôlant ainsi son front en surface, de manière anormalement douce. Avant même de pouvoir réagir, Noahki avait brusquement ôté sa main adoptant un geste de défense. L'étudiante remonta son regard vers celui du Populaire, surprise. La privauté de ce geste aurait pu en effet faire sortir la demoiselle de ses gonds et pourtant il n'en fut rien. Elle ignora le léger trouble qui commençait à l'animer l'espace d'une milli-seconde lorsque Saigara lui expliqua le sujet de son dernier examen.

Se saisissant de la copie, elle lut dans les grandes lignes la dissertation du jeune homme. Sur le visage de la rouquine, rien ne se laissa transparaitre. Finalement, elle lui exprima son avis.

- C'est un beau patchwork, Saigara. Tu devrais orienter tes études dans la cinématographie avec une telle liberté d'adaptation de l'Histoire. En te mettant cette note, ton professeur a été...

Elle releva les yeux du document, scrutant le visage du garçon. Devait-elle y aller avec le dos de la cuillère et ménager le bellâtre, ou être honnête au risque de jouer le rôle de l'acariâtre préceptrice. Elle trancha alors.

- ... indulgent. C'est probablement ton style d'écriture autant dans la narration que dans la calligraphie, ainsi que la forme du devoir qui t'as évité d'avoir moins.

Mi-figue, mi-raisin. Elle était décidemment bien trop gentille envers ce Casanova des temps modernes. Enfin, elle lui aura épargné la comparaison de son devoir avec une serpillère de luxe. Mais elle pensait vraiment ce qu'elle disait: il écrivait bien. S'il s'était donné la peine d'étudier correctement la leçon, et de réviser sérieusement, il aurait pu avoir une bonne note. La plupart des anecdotes référencées étaient exactes, mais sans aucun lien entre elles. Mélange de mythes, anachronisme total, Socrates, Homère et Néron pouvaient se retourner dans leurs tombes dans tout les sens possibles et imaginables.

- On va reprendre depuis le début, laisse-moi d'abord t'expliquer le sujet...

C'est ainsi qu'elle développa de façon claire et concise les thèmes à relever sans même prendre la peine de consulter le moindre ouvrage. En fin de compte, l'emplacement qu'elle avait choisi pour se pencher sur ce devoir était particulièrement bien trouvé. L'essentiel se trouvait dans sa tête. Pour ce qui est des dates, elle avait du mal à se rappeler avec exactitude mais sut donner le change en se contentant de citer la période du siècle en question, laissant ainsi le soin à Saigara de faire ses propres recherches. Elle n'allait tout de même pas faire son devoir en entier. Le plan de l'exposé avait été construit et rédigé d'elle-même sur le recto de trois feuilles, laissant ça et là quelques espacements pour les références à emprunter. Il appartenait à présent à Saigara de les remplir.
De temps en temps, elle avait ôté son regard de la feuille, cessant la danse élégante son crayon de bois simpliste pour jeter un regard stoïque dès que le garçon se laissait dériver. Elle avait trouvé la bonne expression à afficher sans avoir à prononcer la moindre parole, pour le faire revenir dans le vif du sujet. Elle n'avait pas de temps à perdre dans une quelconque embrouillade inutile.

Vint alors un énième bruit provenant de la tuyauterie qu'elle aurait une fois de plus ignoré si Noahki ne l'avait pas relevé verbalement. La technique de l'air sévère ayant fait un flop, le brun étant subjugué par ce décor douteux, elle prit alors la parole.

- Ça n'a pas d'importance Saigara, concentre-toi sur ton devoir.

Mais il n'en fit rien. Bien au contraire il s'était levé. Fronçant les sourcils, elle claqua son crayon sur la table et se redressa brusquement, les mains à plat.

- Est-ce que tu m'écoutes ? Saigara, où est-ce que tu vas, reviens-ici tout de suite !

Mais il faisait la sourde oreille. Les yeux de Cammy s'arrondirent lorsqu'il se dirigea vers un escalier, réservé au personnel de la bibliothèque...mais qu'il lui avait pourtant déjà été donné d'emprunter. Levant une fois de plus les yeux au ciel, elle tenta de le rejoindre avant qu'il... trop tard, il était déjà en train d'enjamber la barrière...

- Oh, mais quel idiot...

...qu'elle franchit à son tour. Sortant de sa poche son téléphone portable, elle exécuta l'application "torche" de l'appareil, qui s'avérait être l'allumage de la diode du flash-photo. N'ayant aucun mal à retrouver Noahki qui était à cinq mètres d'elle, son coeur manqua un battement puis s'accéléra . Il fallait dire aussi que la transgression des interdits ne faisait pas parti de ses coutumes habituelles, bien au contraire. Tentant de ne rien laisser transparaître de son émoi, elle prononça dûrement.

- C'est une salle d'archives, Saigara. Nous n'avons pas à être ici. Si on se fait prendre, tu peux être sûr qu'on se fera exclure.

Mais il avait quoi dans la tête ? Et d'ailleurs, pourquoi l'avait-elle suivi ? il n'y avait pas à dire, Noahki Saigara était pour Cammy le stéréotype même du crétin, désinvolte et inconscient. Excédée, elle acceléra le pas et vint se mettre devant lui, lui barrant la route. Levant un regard courroucé vers le populaire - a-t-il toujours été si grand, ou c'est elle qui se sentait soudainement plus petite qu'elle ne l'était déjà ? - elle tendit le bras, plaquant sa main sur le torse du lycéen.

- Maintenant ça suffit. C'est quoi ton problème ? Tu peux pas essayer de grandir un peu ? Mais où est-ce que tu te crois ??

Cette fois, elle était vraiment en pétard.

Même si Cammy savait que les intentions de Noahki - à savoir, assouvir simplement sa curiosité sans toucher à quoi que ce soit - étaient honorables, pour la demoiselle l'argument n'aurait de toute façon pas été recevable. Cet endroit était interdit, c'était bien pour une raison. Evidemment qu'il n'y avait pas mort d'homme, car un simple panneau relié par une chaine démontraient bien que le contenu de la pièce n'était pas déclaré "Secret Défense". Quoiqu'il en soit, cela restait une interdiction. Et si Cammy savait qu'il s'agissait d'une salle d'archives, c'est parce qu'elle avait déjà été habilité une fois, juste une, à faire certaines recherches concernant l'histoire de l'Académie pour un sujet libre. Ces documents s'étaient avérés bien plus faciles à consulter que ceux de l'Hôtel de Ville. Mieux classés, et bien plus riches d'informations. Noahki aurait pu aisément le deviner s'il s'intéressait vraiment à elle.

Elle ne s'était pas donné la peine de lui répondre, ce n'était ni l'heure ni le lieu pour discuter du nombre de choses qu'elle savait à l'inverse du Populaire. Elle était bien plus occupée à tenter de lui barrer le chemin et d'essayer de le convaincre, à sa manière, de faire demi-tour. C'est ainsi que les deux jeunes gens se regardait dans le blanc des yeux avec d'un côté, Cammy qui manifestait sa désapprobation, et de l'autre... Qu'etait-ce donc cela ? De la colère ? Il était temps qu'il réagisse ! Elle préféra ne pas réaliser de son côté qu'elle était en train de se faire dominer par toute la splendeur de Noahki Saigara. Etait-ce ce contact physique qui était une étincelle mettant le feu aux poudres ? Cammy baissa alors le regard sur sa main, toujours posé sur le buste du Populaire. Elle ne l'avait pas retirée. La jeune fille qui jusqu'à présent refusait de se laisser approcher à moins de deux mètres avait d'elle-même violé cet espace vital, bien trop intime. Il lui fallait s'écarter au plus vite avant que...cela plaise au prétendant.
Mais Cammy n'eut pas le temps de bouger, que ce dernier lui agrippa cette main inconsciente, pour amener l'étudiante près de lui. Bien trop près. Le piège se referma en un tour de bras. Cammy était sa prisonnière. Pendant quelques instants, ils respiraient le même air, leurs souffles se mêlèrent, empêchant ainsi tout réaction de la part de l'Australienne, tétanisée. Comment devait-elle réagir ? Ses petits bras n'étaient pas assez puissants pour lutter contre cette étreinte, et l'espace d'un instant, elle prit peur. Souvenir d'une tentative d'agression lors de son périple en solo lorsqu'elle avait fui l'Académie. Sa crainte commença à se dissiper dès lors que Saigara énuméra ce que Cammy lui avait enseigné un peu plus tôt, sans commettre la moindre faute. Bien plus intéressée par ces paroles que par la situation délicate dans laquelle elle se trouvait, en l'occurence ces bras audacieux, elle se détendit légèrement, ses noisettes toujours rivées dans l'expression de son vis-à-vis. Une forme de chaleur monta en elle. Le trac où la gêne, à coup sûr.

"...mais dans tout ça, si moi je grandis un peu plus, je risque d’avoir du mal à te serrer dans mes bras sans me plier en quatre."

Frisson. Sa respiration se bloqua. Ces propos l'avaient heurtée, il ne fallait pas être issu de Harvard pour le deviner. Elle venait de déceler une part de romantisme et de maturité dans cet être qui jusqu'à présent n'avait démontré que le contraire. Et c'était quoi cette expression qu'il affichait ?! Etait-il une girouette ? Plus que le rosissement soudain de ses joues, ses yeux se mirent à briller. Elle n'en pouvait plus de ce garçon qui à présent lui faisait perdre ses moyens, c'était inadmissible ! Comment un tel gamin avait pu réussir à la séduire l'espace d'une seconde ? Ce trop plein de sensation, ce mélange de sentiments monta de son estamac jusqu'à la gorge pour y rester bloqué: elle avait la nausée. Malgré tout, elle fut incapable de détourner le regard, sinon Saigara gagnait cette manche. Il en était hors de question. Aussi troublant fût-il à cet instant lorsqu'il répondait à la question que l'Australienne avait posée - ce qui semblait pour elle une éternité plus tôt - elle lui tint tête (et ce, malgré ses battements de cils réguliers).

Et enfin, il s'éloigna, emportant sa chaleur avec lui. Comme la pièce semblait froide tout à coup ! Elle ne réalisa pas qu'elle se frottait les bras comme on cherche à se réchauffer après avoir été soufflé par une brise hivernale. La réalité était que de cette manière, elle prolongeait le contact avec Noahki, à distance. Il était évident qu'elle n'en avait pas conscience. Elle déglutit, l'observant s'éloigner en gardant l'espace d'un instant, le souvenir de la main du populaire sur sa peau.
Elle sursauta violemment lorsqu'un bruit sourd et métallique mit fin à cette scène embarrassante. Oubliant l'autorité et ce qu'il venait de se passer, et se tourna vers l'origine de cet écho. Elle leva la tête vers ce qui semblait être un conduit d'aération probablement aussi large que le terrier d'un lapin... ou d'une créature surnaturelle. Elle baissa les yeux vers son téléphone portable qui s'était mis en veille, puis ralluma la torche. Un autre bruit métallique, sur le sol. Une petite pièce qui semblait rebondir. Orientant le faisceau de son appareil vers la provenance de cette résonnance, elle s'accroupit en apercevant un scintillement. Elle ramassa alors... un écrou serrant en son intérieur sa vis, coupée net. Un autre débris tomba. L'autre moitié de la vis. Nouveau bruit de ferraille, bien plus audible. Et un amas de poussière qui s'abat, faisant tousser la jeune femme.

- Mais qu'est-ce qu'il se passe ??

Elle redressa, levant la tête. Idiote. A toujours se poser des questions, elle avait sur ce coup manqué de réflexion. Ou de réflexe tout court. Parce qu'à ce moment, il aurait été plus sage de courir avant de réaliser que le plafond de cette salle d'archives était sur le point de s'effondrer. Mais Cammy était bien trop occupée à s'inquiéter de l'avenir des documents.