Strange walker [Yu]

Nous étions un vendredi et bien qu'il ait fait très chaud tout l'après-midi durant, la terre avalait peu à peu le soleil et permettait à l'air de circuler librement. Le train de vie de Sohei à l'université était très monotone. Il allait en cours lorsque son emploi du temps lui ordonnait, et retournait dans sa chambre quand l'heure de ranger ses affaires sonnait non sans se réveiller d'une profonde sieste, et c'était comme ça tous les jours. Cependant, il prenait parfois l'envie au jeune homme d'aller inspecter les alentours.

« - Matsuda-kun?
- … ? »

C'était le délégué de classe, il pouvait reconnaître rien qu'à sa voix désagréable ce grand gars tout maigre avec qui il n'avait rien en commun. Ce n'était pas la première fois qu'il sollicitait son aide, mais à chaque fois Sohei lui répondait la même chose... et chaque jour suivant ce pouilleux revenait à la charge.

« - J'ai besoin de bras pour descendre du matériel dans l'atelier, t'aurais cinq minutes?
-Non je dois... rapporter des cassettes vidéos à la boutique. »

Cette ritournelle quotidienne ressemblait à un disque rayé, pile au meilleur moment du morceau... et bien qu'il n'ait jamais eu l'intention de l'aider à quoi que ce soit, le brun le laissait toujours poser sa question avec une certaine délectation. En fait il aimait se dire qu'il avait la classe de Christian Bale dans ce fabuleux film où il jouait le rôle d'un meurtrier manipulateur et très sûr de lui, lorsqu'il sortait cette réplique. Mais même si elle sonnait faux dans sa bouche (les cassettes c'était terminé depuis longtemps), il remerciait secrètement l'autre de ne jamais insister le jour même.

Il avait donc pour projet d'aller gambader un peu à l'extérieur de tout établissement scolaire, loin de l'autorité et des règles idiotes auxquelles il se pliait chaque jour. Mais au fond de lui, il savait que ce n'était qu'une excuse pour marcher. Il trouvait incroyablement intéressante la façon dont tournait le cerveau lors d'une activité physique aussi minime et adorait regarder les passants en imaginant leur provenance ou leur futur. C'était sûrement un peu voyeur de sa part, mais jusque là si personne ne s'était plaint, c'était qu'il pouvait continuer sans retenue.
Ainsi donc, le sac sur l'épaule et la cigarette entre les dents, il entama la lente marche du seul le long de l'avenue qui donnait sur le portail de l'école.


Comme d'habitude, ses écouteurs bien enfoncés dans ses oreilles lui chantaient ses chansons préférées. Oasis était un groupe assez impressionnant puisqu'ils n'avaient pas sortit moins de sept albums depuis 1991, sans compter les best of et les lives sortis dans un but purement commercial. Malgré l'impertinence et le nombrilisme sous-jacent des membres, il trouvait les idées et les accords particulièrement jouissifs, si bien que la compétition ne se ressentait pas dans certains morceaux. Wonderwall en faisait partie. Il se sentait grand et fort quand ce genre de musique lui retournait le cerveau, quasi invincible.

Lorsqu'il atteignit un rond-point au bout de cette avenue, il prit la droite et s'arrêta devant une Animalerie dont la vitrine offrait en spectacle, quelques chatons qui cherchaient leur mère dans la sciure. Sohei n'était pas un sentimental. Mais l'appel du chaton à adopter lui vrillait toujours le cœur... enfin s'il avait le pouls élevé à cet instant, c'était son estomac qui grondait sous sa marinière. Dans un geste compatissant, il tapota la vitre du bout du doigt pour voir la réaction, plongé dans une intense réflexion. Allez... juste histoire de rigoler un peu.
Dans son sac, il attrapa une feuille de papier, une paire de ciseaux et deux trombones avant d'entamer son bricolage. Lorsqu'il eut terminé, il glissa les trombones dans ses cheveux puis y glissa deux triangles blancs avant de ranger son matériel et s'accroupir sur le trottoir, les poings serrés entre ses chevilles... devant la vitrine de petits chatons.

« Meorw... »

Pathétique. Mais... les affaires reprenaient!

Bailler au corneille, tranquille sur un trottoir que certains passants évitaient momentanément, Sohei adorait ça. Il était terriblement bien installé, le cul au sol et la tête dans les nuages à gambader ça et là par la pensée, si bien qu'il avait presque oublié le pourquoi du comment il s'était retrouvé dans cette situation. En fait, ce fut l'apparition d'un visage face au sien qui le tira de ses songes. Un visage fin et délicat encadré par de longs cheveux... ça lui disait vaguement quelque chose. En tout cas vu la tronche qu'il faisait, on se doutait qu'il y avait anguille sous roche. Étonnant qu'un parfait inconnu le regarde de si prêt avec de tels yeux.

Tandis qu'une grosse mouche noire s'évertuait à vouloir passer au travers de la vitrine à un mètre cinquante d'eux, Sohei réfléchissait à qui pouvait bien être ce jeune homme qui ma foi, ne piquait pas les yeux. Il avait l'air trop jeune pour avoir été en classe avec lui, trop propre sur lui pour l'avoir rencontré en soirée mais... il avait exactement la tête type du gars que le japonais aimait emmerder. Voilà qu'il se mettait à parler de son père. Il ne lui fallut pas plus de temps pour le reconnaître. En fait, si ce gars était si beau c'est qu'il étaient forcément de la même famille, et s'il connaissait son père, c'est qu'ils avaient été proches à un moment donné. Il ne fréquentait pas les parents de mille et une personnes.

Lorsqu'il le vit sortir sa menue monnaie, Sohei fronça lui aussi les sourcils. C'était amusant de le voir après ces quelques années qui les avaient séparé, mais surtout dans ce genre de situation. Aux yeux du japonais, Yu avait toujours été bon élève mais avait toujours cruellement manqué de poésie et d'auto dérision. Bien qu'il soit conscient de son humour décapant, So s'épanouissait dans ce genre de situation peu commune et tirait des leçons de toutes ces expériences.
Le voyant piqué au vif par sa simple vue, l'aîné décida de se taire jusqu'à ce que Yu ait terminé son laïus, il était si bien partit. Et puis So se rendait compte de l'importance de la famille dans une vie... et cette partie un peu gangrenée de l'arbre lui avait vraiment manqué. Boire... prostitution... mais qu'est ce qu'il pouvait bien être en train de s'imaginer ce moucheron. Si Sohei était un déchet, s'habillait parfois comme un sac et quémandait à certaines personnes, il n'avait nullement besoin d'argent.
Quand Yu prit conscience de l'absurdité de ses mots et s'excusa, Sohei faillit verser une larme. C'était rare de le voir s'excuser, mais les grands moments d'émotion ne durant jamais éternellement, Sohei dût se contenter d'un rapide « c'est d'ta faute », fidèle à lui même. C'était limite rassurant.

Alors que le cadet s'excitait tout seul dans ses baskets, Sohei s'était lentement (et lourdement) remit debout pour appuyer son coude sur son épaule et laisser pendre sa main dans le vide afin de lui répondre:

« Je sais déjà que t'es dingue de moi. »

De sa main libre, il extirpa de sa poche son paquet de cigarette pour en attraper une du bout des dents.

« Et puis ma tête de poisson n'apparait sur aucune photo de famille... je te manquais, avoues »

Il savait bien que Yu ne dirait et surtout ne penserait jamais une chose aussi absurde, mais c'était sa manière à lui de lui retourner la pareille. Après tout, on ne parlait pas comme ça aux plus vieux, il fallait les respecter! Non d'un niouk!
« En fait... j'attendais qu'une charmante créature m'invite à diner. J'en ai marre de la cantoch'... »

En espérant le mettre encore plus en pétard, juste pour le plaisir.

Un type louche... Sohei trouvait que ça sonnait bien. Pour lui, il n'y avait rien de pire que de ressembler à monsieur Toutlemonde, et s'il devait entrer un jour dans la banalité du quotidien du gars propre sur lui qui se respecte (et qui est respecté par tout le monde), il se jetterait sûrement sur les rails d'un énorme train pour être sûr de ne pas se rater. C'était si intéressant de nager dans l'anamour. Distinguer les réactions, tester la répartie, brasser les insultes et l'humour mal placé... surfer sur les hauts rouleaux de la haine.

"Je préfère être louche et heureux qu'invisible et dépressif..."

Un faible sourire, comme un rictus sous-entendu vint alors étirer les lèvres du brun. Au moins quand on attirait la colère, on attirait quelque chose. Sohei était presque content de retrouver son cousin qu'il pensait très loin d'ici. D'ailleurs les nouvelles de ce côté de la famille étaient arrivées au compte goutte depuis le dernier repas de famille, c'est à dire depuis plusieurs années. Peut être que leurs pères respectifs ne s'entendaient plus aussi bien qu'avant... ou alors Sohei-père était tellement prit par son restaurant qu'il en avait oublié de demander/donner des nouvelles. De toute façon ce n'était pas la quantité, mais la qualité d'une relation qui importait, il se l'était bien assez entendu dire pendant son enfance quand sa mère le consolait, alors qu'il pleurait les amis qu'il n'avait pas.

"C'est sûr qu'avec une chimio, faudrait dire adieu à ta chevelure de sirène..."

Il souffla sa fumée au dessus de la tête de son cousin et enfonça ses mains dans ses poches pour en triturer automatiquement l'intérieur, quand Yu se dégagea de son coude. Il y avait des clés, des cailloux, des papiers, des pièces de monnaie, des billes, des trombones, une capsule ou deux de bière, et bien d'autres trésors qu'il ne pouvait se résoudre à jeter. Ce weekend, il emporterait tout ça dans sa cabane pour vider un peu ses poches, c'était si lourd de transporter tout ça qu'il avait souvent mal au dos le soir.
Quand Yu lui annonça qu'il voulait bien l'emmener au restaurant, Sohei n'en crut pas ses oreilles. Cependant il gardait son air très sérieux...

" La première: Pas de cigarettes. La seconde: Ne fais rien d’anormal et enlève les trucs que t’as dans les cheveux !"

Le brun jeta négligemment sa cigarette par dessus son épaule, puis secoua ses cheveux comme un chien mouillé afin de faire tomber ses oreilles de papier. Son but était atteint!

"Je veux bien un Sukiyaki, à condition que tu enlèves ces trucs nerveux que t'as entre les sourcils."

Avec un sourire amusé difficilement contenu, il appuya avec son index entre les sourcils froncés de Yu pour les faire disparaitre.

"Tu finiras vieux et ridé si tu continues comme ça."