• Histoire :
Il y avait une sensation poisseuse contre sa tempe. Ses cheveux allaient être ruinés si cela continuait. D’autant qu’elle sentait son front reposer contre quelque chose de froid. Ce n’était pas un réveil normal, mais c’était à peu près tout ce qu’Haneko pouvait rassembler pour le moment. Quelque chose clochait dans tout cela. Depuis quand était-elle là.
Les sirènes retentirent brusquement à son oreille mais elles étaient trop proches pour ne faire qu’apparaître maintenant. Elles devaient être là depuis le début, mais le début de quoi ? Et pourquoi ne les avaient-elles pas entendu avant ?
Elle tourna la tête, mais sa vision resta noire. Il faisait nuit, c’est vrai. Elle se souvenait de ça, mais c’était la nuit de quelle date déjà ?
Kujaku !Ça, elle s’en souvenait. Kujaku était avec elle. Il fallait s’assurer qu’il allait bien, mais pourquoi déjà ?
Grognant, elle tenta de se retourner et c’est à ce moment que la douleur la frappa. Remontant depuis ses cuisses jusqu’à percer la base de son crâne, elle dût étouffer le cri dans sa gorge mais elle ouvrit tout de même la bouche. Le goût du sang noya ses papilles.
Kujaku !Le bruit d’une scie, elle comprit qu’on ouvrait la porte près d’elle. La porte ? Celle de la voiture oui, elle était en voiture. Alors pourquoi sa tête frottait-elle contre l’asphalte ?
***
Elle ne se souvenait pas s’être endormie, mais elle se réveilla dans un lit. Au-dessus d’elle, le plafond était d’un blanc trop pur et trop éclairée pour être celui de sa chambre. L’odeur qui l’assaillit ensuite éclaira tout. Haneko se trouvait dans un hôpital. Un visage apparut brusquement, recouvert à moitié de blanc. Un infirmier, ou un médecin. Avant qu’elle ne puisse se décider, une lumière aveuglante lui perça la rétine. Elle voulait fermer les yeux mais ça ne répondait pas bien à ce niveau. Puis elle se remit à entendre.
- Mlle Igarashi ? Mlle Igarashi ? Vous avez eu un accident, vous êtes à l’hôpital. Est-ce que vous comprenez ?Haneko ne comprenait pas tout mais elle avait saisit son nom et le mot hôpital. Elle ne s’était pas trompée alors. Et puis, il avait l’air drôlement calme et professionnel alors rien de grave n’était arrivé, n’est-ce pas ? Elle lui dit que oui, mais sa bouche ne s’ouvrit pas et aucun son ne sortait de sa gorge. Ses yeux tentèrent de bouger aussi, mais rien ne répondait.
- État de choc, annonça la voix.
C’est là qu’elle en entendit une autre, plus familière mais pas vraiment plus rassurante. Son père avait ce ton trop calme pour être honnête, sa voix grave résonnait partout et imposait à tous le respect. Le genre de voix qu’il n’arrivait jamais vraiment à conserver avec elle.
- Vous savez qui je suis ?! Vous allez faire votre possible pour…
- Je sais qui vous êtes Monsieur Igarashi. On a déjà fait tout ce qu’il était possible. Si nous voulons sauver ses genoux, il nous faut votre aval maintenant.C’était une femme qui avait répondu, sur le même ton professionnel que le médecin de tout à l’heure. Il se passait quelque chose alors ? Où était Kujaku ? Pourquoi l’homme revenait-il vers elle ? Haneko pouvait encore entendre son père, sa voix hésitant peut-être pour la première fois de sa vie.
***
Le plafond était identique et l’odeur aussi, mais Haneko savait qu’elle ne s’était pas réveillée. C’était un rêve. Elle le savait parce que toutes les voix résonnaient bizarrement, comme étouffée après avoir traversée plusieurs mètres d’eaux mais elle comprenait bien les mots, car elle s’en souvenait.
Elle n’était plus sur le lit mais assise à côté. Une femme était étendue dans une chambre d’hôpital à Keimoo, mais ce n’était pas elle. Elle lui ressemblait pourtant, avec des rides en plus et un sourire doux pendant qu’elle se tournait vers la petite Haneko. De l’autre côté du lit, son père, ce géant au torse énorme, était affaissée sur le matelas. Ses deux mains serraient celle de sa femme, si fort que la petite fille qu’elle était à l’époque pouvait voir ses jointures blanchirent.
Elle avait beaucoup pleuré, c’est à peu près tout ce qu’elle se souvenait de cette journée. Ça, et les yeux humides de son père, ce qu’elle voyait pour la première et dernière fois. Seule Kazuho Igarashi souriait pendant qu’elle donnait ses derniers conseils à sa fille et à son cher époux. Elle ne semblait pas si triste que ça. Haneko se souvenait que sa mère disait toujours qu’elle avait épousée un homme plus jeune en pensant qu’ils partiraient au même instant, puisque les femmes vivaient plus longtemps. Le cancer semblait se ficher de ces calculs.
La petite Haneko pleurait et réclamait des explications, pendant que sa mère lui tapotait le haut du crâne avec un sourire joyeux.
- J’ai vécu sept années merveilleuses, mon amour, disait-elle à sa fille.
Et quinze ans de bonheur, Masamune. Je ne pleurerais pas maintenant.La mâchoire carrée de son père était tellement serrée que même la petite moustache qu’il entretenait à l’époque semblait sur le point de blanchir.
***
Le bâtiment lui sembla étranger pendant un temps, mais elle savait qu’il s’agissait encore d’un rêve. Elle se sentait flotter. Quelque part, au fond de son cerveau, il y avait une douleur mais celle-ci était anesthésiée, comme bombardée, retenue par quelque chose. Peut-être que c’était ça qui la faisait sauter de rêve en rêve. Quoiqu’elle n’en savait rien, peut-être que cela ne faisait pas si longtemps en fait. Tout cela aurait put ne durer que quelques minutes, mais quelque chose lui disait que ça faisait longtemps.
En tout cas, le bâtiment commençait à prendre forme et à travers l’incompréhension devant sa taille, la jeune femme commença à se souvenir. L’Académie de Keimoo. Au premier jour, elle avait juste trouvé ce lycée trop grand et trop complexe pour elle, mais c’était devenu une seconde maison avec le temps. Elle avait appris les secrets de ses couloirs, les coins que les étudiants fréquentaient, ceux que les juniors comme elle devaient éviter. Par-dessus tout, c’était la présence de Kujaku qui l’avait aidé à y voir clair.
Juste là, elle se revoyait lui sauter au cou en apprenant qu’elle était dans la même classe que lui l’an passé. Il avait rit et l’avait enlacé, ce n’était rien d’important bien sûr mais ça lui faisait plaisir.
Kujaku Ideyoshi, son meilleur ami depuis toujours. Leurs parents appartenaient à la même sphère. Leurs pères pouvaient même se considérer rivaux mais ils avaient plutôt l’air de se respecter grandement l’un l’autre. Aucun des deux n’avaient vu d’inconvénients à ce que leurs enfants se rapprochent. Elle se rendait parfois chez eux et Kujaku avait fait de même. Il avait un an de plus alors il l’aidait souvent à travailler même s’il n’était pas le meilleur bosseur lui-même.
Ils avaient grandis tous les deux à l’Académie de Keimoo et jamais il ne l’avait laissée tomber, même quand il était devenu un étudiant alors qu’il restait encore une année d’enseignement secondaire à Haneko. Déjà là, ils avaient de mauvaises habitudes.
Kujaku avait toujours été un charmeur. Le charisme d’un voyou mélangé avec la classe d’un gentleman, ça faisait des ravages. Jamais il n’avait tenté quoi que ce soit avec Haneko cependant, et elle lui en était reconnaissant. Il savait attirer les jeunes femmes en tout cas, et il s’était même prétendu partageur, à une occasion…
***
Encore un autre rêve, cette fois c’était dans leur maison. La cuisine en fait. Des cris retentissaient, les siens comme ceux de son père. Il n’avait jamais réussi à conserver son calme avec elle, lui qui était justement réputé pour ses colères froides. Elle le voyait, toujours aussi grand, toujours aussi large, la moustache dorénavant plus fournie, la mâchoire toujours aussi carrée, et il lui hurlait dessus à elle, petite silhouette fragile face aux géants. Haneko faillit sourire en se remémorant le courage qu’elle devait rassembler pour lui faire face.
- Ideyoshi est peut-être un grand homme mais je ne sais pas ce qu’il a fait de son fils, et je ne laisserais pas la même chose arriver à sa fille.Haneko fronça les sourcils. Cette dispute n’était pas arrivée dans la cuisine, si ? C’était toujours difficile à se rappeler, ils en avaient eu tellement. Depuis qu’elle avait commencé à s’amuser vraiment avec Kujaku. Son père qui avait été absent tout le reste de sa vie, quand elle réussissait et lui apportait les honneurs, se trouvait d’un seul coup concerné par sa fille car elle ne faisait pas ce qu’il voulait qu’elle fasse. Cela l’enrageait. Pire encore, il insultait Kujaku.
- Tu aurais dû t’en soucier plus tôt, tonnait-elle.
Au moins Kujaku s’intéresse à moi sans me juger !
- Pour sûr qu’il s’intéresse mais c’est terminé maintenant !Elle criait en réponse, ses cheveux courts volant en tout sens quand elle agitait la tête. Une grosse mèche violette flottait devant ses yeux. Elle avait trouvé ça drôle et Kujaku s’en était fait une aussi. Cela n’avait fait qu’enrager d’avantage son père.
- Tu peux pas décider de me dire quoi faire maintenant alors que t’as jamais été là avant.
- Je suis ton père ! Tu n’as pas à choisir quand m’obéir.
- Ah ouais ?! Et je fais quoi là ?Elle lui avait tournée le dos, sachant très bien que cela l’énerverait d’avantage. C’est un jeu qu’elle avait commencé quand elle avait atteint quinze ans, et elle en avait dix-huit à ce moment. Cela n’aurait jamais dû grimper autant, mais l’homme d’affaire Igarashi était occupée en permanence. En déplacement pendant des semaines, la situation empirait et pourrissait plutôt que de se tasser. Chaque fois qu’il revenait, il trouvait à se plaindre, et Haneko se dressait contre lui dès qu’il élevait la voix.
- Il est hors de question que ton Kujaku remette les pieds ici, c’est compris ?!
- Il va peut-être le faire pour te demander ma main, hein ? T’en dirais quoi ?!
- Tu es ma fille que tu le veuille ou non, et tu va m’écouter !Son père avait explosé à ce moment et elle l’avait vu lever la main. Bien sûr, il l’avait immédiatement ramenée contre lui, le poing serré à s’en faire blanchir les doigts, mais jamais son père n’avait eu le courage de la frapper. Elle avait continué en voyant ça, arguant qu’elle pourrait bien lui ramener ce qu’elle voulait, qu’on était en 2014, que ça pourrait même être un voyou.
La Haneko de maintenant sourit. Même au summum de leur dispute, elle n’avait pas osé lui dire ce qu’elle comptait vraiment ramener.
***
Cette fois, le plafond au-dessus d’elle était réelle, blanc et froid. Elle était toujours à l’hôpital et quand elle voulut respirer, elle sentit ses lèvres s’ouvrirent et un soupir lui échapper.
- P…Papa ? Réussit-elle à prononcer.
Immédiatement, un poids s’affaissa sur le lit et elle sentit sa main prise dans un étau chaud.
- Je suis là, Haneko. Je suis là.Elle ne le vit pas tout de suite, mais rapidement son visage apparut pour remplacer le plafond. Il avait toujours la même moustache mais son air était différent. Ses joues semblaient humides et ses yeux inquiets.
Ce n’est pas mon père, pensa-t-elle.
Mon père ne pleure jamais.- Kujaku, je… Je suis désolée.
- Tout va bien, Haneko. Tout va bien. Rendors-toi, reposes-toi.Elle sentit une main puissante lui appuyer sur le front. Elle voulait parler plus, dire qu’elle était désolée, demander où était Kuja, demander pourquoi sa voix sonnait tellement fausse, mais elle n’y parvint pas.
***
C’était elle qui avait vu la voiture surgir au détour d’un virage. Elle avait hurlé, Kuja avait brusquement tourné le volant tout en tentant de freiner. Ils ne roulaient pas si vite, si ? Et puis, elle avait un peu bu, mais pas Kuja, et il avait toujours su contrôler sa voiture, cadeau de son père.
Dans les secondes qui avait suivies, le précieux cadeaux s’était retourné et s’était écrasé contre l’asphalte. Elle ne voyait plus rien, mais entendit le froissement de l’acier, le son lourd de la carcasse heurtant les barrières de sécurité, puis les sirènes.
Le sang, la sensation poisseuse, la douleur sur ses jambes. Un accident, voilà. Elle s’était enfuie de chez elle discrètement ce soir-là, pour s’amuser, pour montrer à son père qu’elle faisait ce qu’elle voulait. Kujaku était bien d’accord.
D’autres images apparurent enfin. Un pompier rentrait dans la carcasse pour l’extirper de là, en commençant par ses jambes. Le crâne de Kuja reposait sur le sol, couvert de sang et de débris de pare-brise. Il avait les yeux ouverts mais vides. On apportait quelque chose pour libérer ses jambes. Elle ne bougeait pas mais voyait ce qui se passait. Une femme criait dehors, elle racontait qu’elle avait tout vu.
***
Elle se réveilla à nouveau, mais cette fois sans voir le plafond. Elle avait dû tourner la tête dans son sommeil, car ses yeux étaient dirigés vers le petit fauteuil auprès de son lit. La silhouette imposante de son père attendait là, plongée dans le noir comme le reste de la chambre. Seule la faible lumière transperçant les rideaux lui permettait de le voir.
- Papa…Sa voix était encore faible, mais elle fit réagir instantanément l’homme. Il se leva et la rejoint de la même façon que tout à l’heure, ou était-ce hier ? Ses mains se refermèrent sur la sienne.
- Je suis là.
- Je suis désolée, Papa. Je suis désolée.
- Shhhht. Ce n’est rien. Dors.Jamais elle ne l’avait entendu avec une intonation si douce. Comment pouvait-il être aussi calme après tout ce qu’elle avait fait ? Tout était de sa faute, elle avait voulu lui échapper et voilà qu’elle provoquait un accident. Et Kujaku…
- Ku… Kuja ? Demanda-t-elle.
Il ne répondit pas, mais elle vit ses yeux changer soudainement. Pas pour prendre l’éclat de sombre colère qui l’agitait d’habitude, mais pour quelque chose de bien pire. Il était désolé. Il était triste.
Haneko voulut hurler, elle sentit les larmes lui monter aux yeux, mais avant qu’elle ne puisse exploser, la nuit l’enveloppa de nouveau.
***
Elle rêva qu’un oiseau géant lui picorait les genoux. Quand elle protestait, il tournait son gros bec noir vers elle et coassait le nom de Kujaku. Puis il partait et sa mère se trouvait à ses côtés. Elle était plus jeune, et elle avait une longue mèche de cheveux violets qui descendaient jusqu’à ses hanches.
- Je suis heureuse.Kazuho Igarashi disait cela en lui caressant les jambes avec une plume, mais elle ne sentait rien.
***
À nouveau le réveil, le vrai, le plafond blanc, immaculé. Plus loin, il y avait une horloge. Six heures du matin, le soleil n’était pas encore levé mais la pièce semblait déjà plus éclairée. Elle tourna la tête et son père était là.
Masamune Igarashi était affalé dans un fauteuil. Il portait la même chemise qu’avait mais elle semblait trempée et collait à sa peau. Ses manches étaient retroussés comme s’il avait fait un travail manuel juste avant. Dans sa main droite, un portable était ouvert et sur ses genoux trônait un journal entamé, mais il semblait se reposer contre le mur, les yeux pas vraiment fermés mais sur le point de l’être. Sur sa mâchoire carrée, Haneko distingua l’ombre d’une barbe mal rasée. C’était impossible, son père se rasait toujours de près le matin pour ne conserver que sa moustache. Il en prenait grand soin. L’absurdité de cette situation faillit lui faire oublier où elle était, et ce qui était arrivé à Kujaku.
- Je suis désolée… Je suis tellement désolée.Aussitôt, il se leva et vint lui prendre la main.
- Shhht. Haneko, tout va bien.
- Je suis horrible, je suis désolée. Je ne mérite pas d’être ta fille.Elle parlait sans réfléchir, butant sur ses mots et bafouillant mais elle savait ce qu’elle voulait dire. Elle voulait s’excuser, elle devait s’excuser. Tout ça était de sa faute, tout. Kujaku, son père, tout. Elle continua ainsi, jusqu’à se sentir soulevée comme une petite fille et serrée fort contre un torse puissant. Une main énorme caressa ses cheveux pour la calmer.
- Tu es ma fille que tu le veuille ou non. Reposes-toi, Haneko.Son père tenta de la recoucher, mais cette fois le sommeil n’était pas si fort. La jeune femme fronça les sourcils, quelque chose clochait encore.
- Mes jambes, Papa.Les mains de son père se refermèrent sur ses épaules pour l’empêcher de bouger.
- Rendors-toi, ma fille. Tu dois te reposer.Il y avait dans son ton quelque chose d’anormal, quelque chose de triste. Elle se mit à se débattre, ses mains agrippant les draps pour les tirer à elle et libérer ses jambes. Elle les sentait à peine, comme un picotement. Et pendant qu’elle faisait ça, son père tentait de lui attraper la tête pour l’empêcher de regarder. Il murmurait des paroles rassurantes mais sa voix d’ordinaire si forte était brisée et faible. Haneko faillit crier, et soudainement elle libéra sa jambe droite.
Sa bouche s’ouvrit sans respirer, sans parler. Son regard chercha celui de son père et trouva des yeux noirs identiques aux siens, noyés de larmes. Avant qu’elle ne puisse crier, sa tête fut enfouie de nouveau contre le torse puissant de son père, mais elle ne pouvait s’empêcher de tenter de regarder sa jambe à nouveau. L’image fixe flottait devant ses yeux, à travers les larmes et la douleur.
Là où devait se trouver son genou n’était plus qu’un moignon enveloppé dans un énorme bandage blanc.
***
Deux ans plus tard.- Enlevez la jambe droite, maintenant.Assise sur le lit surélevée du cabinet médical, Haneko s’exécuta rapidement. Elle desserra la sangle de sa prothèse et fit glisser la coque le long de son genou et de son moignon, puis posa l’objet à l’allure de porcelaine le long de sa hanche. L’orthoprothésiste, une femme âgée mais au sourire encore enfantin examina rapidement son genou avant prendre la prothèse entre les mains pour en examiner l’extrémité. La jeune fille vit bien son regard s’arrêter sur les décorations à l’encre de chine sur la matière plastique.
- La plume, c’est une référence à votre nom ?Elle acquiesça presque joyeusement, au désespoir du médecin qui poussa un soupir en reposant la prothèse.
- Retirez le manchon. Haneko fit rouler la gaine précautionneusement le long de sa jambe pour finalement libérer son moignon. L’air froid la surprit, comme à chaque fois. La médecin se pencha sur elle et fit tourner un peu son genou, il n’y avait rien. Cela ne l’empêcha pas de prendre le ton d’une réprimande.
- Je ne peux pas vous l’interdire, mais je dois vous recommander de ne pas changer trop souvent de prothèse, Mlle Igarashi.Elle le savait. Cela faisait plusieurs fois qu’elle était mise en garde.
- Elles sont faites sur le même modèle que ma prothèse permanente, docteur. Elles me vont bien.
- Oui, mais une prothèse s’adapte constamment à son porteur. Si vous multipliez les prothèses, l’adaptation risque d’être plus lente sinon existante. C’est pourquoi je dois vous voir régulièrement.
- Je comprends, docteur.Ce n’était pas un mensonge, elle avait compris ça depuis longtemps, mais il lui était simplement impossible de continuer d’arborer une prothèse laide comme sa prothèse permanente alors qu’il était parfaitement dans ses moyens d’en avoir des bien plus jolies.
- Bon. Comme vous avez reçu vos lames, vous allez pouvoir vous remettre au sport, n’est-ce pas ?Elle fit la moue, mais acquiesça. C’était pour ça qu’elle les avait commandé après tout et elle les avait essayés la veille. C’était bizarre mais elles fonctionnaient bien et devraient lui permettre de courir.
- Ne forcez pas trop et tout ira bien. Je vous reverrais bientôt, c’est bien ça ?
- Oui, je suis de retour à Keimoo alors je passerai plus régulièrement.Haneko avait dit ça avec un sourire, sincèrement joyeuse de l’annoncer. Le simple fait qu’elle arrivait à sourire aujourd’hui la rendait un peu fière intérieurement. Cela faisait tellement longtemps. Depuis la mort de Kujaku et la perte de ses deux jambes. La pensée faillit lui faire perdre le moral mais elle n’en montra rien au médecin.
- Bon, remettez vos prothèses et rhabillez-vous. J’en ai terminé pour aujourd’hui.La jeune femme s’exécuta, paya sa consultation et s’inclina poliment devant le médecin avant de s’esquiver. Elle arrivait maintenant à marcher de façon presque naturelle, comme avant, alors qu’il avait fallut plus d’un an de rééducation pour marcher ne serait-ce qu’un peu toute seule. Ce n’était pas toujours si long, mais comme les deux jambes avaient été touchées, c’était un tout nouvel équilibre à trouver.
Aujourd’hui était encore plus spécial, car elle portait une jupe pour la première fois depuis deux ans. En plein été, c’était pourtant normal mais elle avait prit l’habitude de cacher ses prothèses sous des pantalons même si un oeil attentif aurait vu ses pieds de toute façon. Cette fois, elle voyait bien les regards qu’on lui jetait discrètement dans la rue, mais elle avait décidée de ne pas en tenir compte et ça marchait étonnamment bien.
Un jeune homme lui offrit sa place dans le bus et elle commença par refuser poliment, mais il insista assez pour qu’elle finisse par s’asseoir. Ça, elle n’en avait pas encore l’habitude. Elle avait passé plus d’un an à la campagne après tout, et ne prenait jamais le bus là-bas. Alors qu’elle avait passé toute sa vie à Keimoo, elle s’y sentait un peu comme une étrangère à présent. Tellement de chose avait changées. Elle regardait par la fenêtre, les rues étaient les mêmes pourtant. Certains noms de magasins étaient différents mais ils étaient rares. Tout était à l’identique. Sauf elle. Elle eu un maigre sourire en observant ses longs cheveux noirs dans le reflet pâle de la fenêtre proche. Cela lui allait mieux ainsi, décida-t-elle.
Arrivée au coeur du quartier Hiryuuu, la jeune femme descendit à son arrêt et rejoint en quelques minutes la nouvelle maison. C’était une vieille maison traditionnelle, de plein pied, que son père avait choisie il y a des mois maintenant, quand elle lui avait annoncée vouloir reprendre les études à l’Académie. Elle poussa la porte et annonça à l’entrée vite.
- Je suis rentrée !
- Ah, te voilà…Son père surgit de la porte qui menait à la salle de bain. Masamune Igarashi portait un vieux jean sale et une chemise rouge, aux manches soigneusement remontés jusqu’aux coudes. L’image contrastait drôlement avec les photos qu’il prenait en costume pour des magazines d’économie, mais elle lui plaisait. En deux ans, il s’était laissé poussé une barbe fine et courte. Deux traits gris passaient de ses joues à son menton, mais cela lui donnait un air noble plutôt que vieux, selon Haneko. Il avait l’air d’être d’accord.
- J’ai terminé la salle de bain. Tout est prêt à temps. Malgré l’insistance de sa fille quant à son autonomie, Masamune avait insisté pour adapter la maison à ses besoins. Quelques barres installées judicieusement pour lui permettre de se déplacer sans problème même si elle prenait son fauteuil plutôt que les prothèses. Elle avait tenté de son mieux de l’en empêcher, mais il avait tenu à tout faire lui-même, en prétendant que ça lui rappelait le bon vieux temps. Devant sa joie sincère à l’idée d’avoir terminé, elle ne put s’empêcher de sourire et trottina pour le rejoindre et l’enlacer.
- Merci P’pa.
- Ah… Tu es sûre de vouloir reprendre cette semaine, alors ? Je pars demain pour Tokyo tu sais ?Il lui avait déjà dit trois fois depuis son arrivée, hier. L’homme d’affaire partait pour une semaine, une nouvelle qui l’aurait enragée quelques années plus tôt, mais elle sourit cette fois-ci.
- Oui P’pa. Tout ira bien, ne t’en fais pas pour moi.Elle sentit ses bras immenses se resserrer sur elle.
- Tu es ma fille et je m’inquiéterais pour toi, toute ma vie. Que tu le veuille ou non.La formulation amena une grosse boule dans sa gorge et elle s’empêcha de répondre immédiatement pour ne pas être saisie par les larmes. Malgré tout, un sourire se peignit sur ses lèvres. Elle ne savait trop comment, ou plutôt ignorait si elle devait tout imputer à l’accident, mais depuis deux ans les relations avec son père s’étaient considérablement radoucies. Bien sûr, il ne s’était jamais montré aussi protecteur que depuis qu’elle avait perdu ses jambes, mais elle aussi avait fait beaucoup d’effort pour redevenir la petite fille sage qu’il avait longtemps connu.
Quelque part, elle se demandait si Kujaku appréciait cette idée, mais elle pensait que oui. Ils avaient été idiots et cela leur avait coûté cher, à lui plus qu’à elle. Haneko avait décidé qu’elle ne vivrait pas sa vie comme une idiote, car elle avait maintenant une autre vie à porter en plus de la sienne. Kujaku n’aurait peut-être pas apprécié son choix, mais il n’était pas là pour lui en parler.
- Je peux faire à manger ce soir ? Proposa-t-elle.
Elle s’était souvenu qu’avant de prendre l’habitude de commander leur nourriture avec Kuja, elle s’était prise de passion pour la cuisine. Durant son séjour avec sa grand-mère, à la campagne, elle s’y était un peu remise et réussissait des plats plutôt bon selon la vieille dame.
- Bien sûr, si tu le sens.Elle resserra une seconde l’étreinte, le temps de murmurer.
- Je t’aime P’pa.Puis se détacha de lui, mais pas avant qu’il ne réponde de la même façon. Elle sourit, mais cette fois-ci, elle se sentait un peu triste. Pendant qu’elle se dirigeait vers la cuisine, une petite voix lui murmurait que malgré tout, elle allait finir par le décevoir, qu’elle ne pouvait pas faire autrement, qu’il allait finir par s’en rendre compte. Elle la chassa de son esprit. Il était trop tôt pour penser à ça. D’abord, elle allait reprendre sa vie, la recommencer, après deux ans de pause.
Ensuite, elle réfléchirait à ce qu’elle allait en faire.
• Relations proches et familiales :
- Masamune Igarashi : Son père. L’homme de sa vie. Le génie, l’entrepreneur, l’homme d’affaire, PDG d'une multinationale spécialisée dans les dernières technologies, le géant dont l’ombre continu de guider la jeune femme même après vingt ans. Seule figure parentale après la mort de sa femme, il s’est chargé seul et de son mieux de l’éducation d’Haneko. Ils ont tout traversés ensemble, pour le meilleur et pour le pire. C’est par lui que se définit la jeune fille et c’est lui qu’elle cherche à contenter. Homme de caractère aux goûts très traditionnels, il souhaite le meilleur pour sa fille et l’encourage d’autant plus après ce qu’elle a traversée, malgré les conflits qui les ont séparés par le passé.
- Kazuho Igarashi, née Tezuka : Sa mère. Figure devenue distante avec le temps, elle en garde des souvenirs, mais étonnamment vague. Haneko n’avait que sept ans lorsqu’elle est morte. Elle garde le souvenir d’une femme douce qui paraît-il lui ressemblait dans sa jeunesse.
- Kagerou Tezuka : Sa grand-mère maternelle. Femme douce qu’elle voit beaucoup plus depuis deux ans, retraités en campagne loin de l’agitation de la ville.
- Kujaku Ideyoshi : Son meilleur ami. Mort dans l’accident qui lui as pris ses jambes. Elle le connaissait depuis l’enfance, avait grandi avec lui, lui racontait tout, lui confiait tout, passait son temps avec lui. Son père imaginait déjà qu’il deviendrait un jour son mari, mais ni lui ni elle n’avaient ces intentions. Son absence pèse plus sur elle que toutes les cicatrices du monde. C’est en son honneur qu’elle cherche à se reconstruire sans faire de bêtises cette fois.