Innocence

Innocence

« Bonjour Will, c’est encore moi, toujours au rendez-vous pour t’exaspérer davantage et pour te rappeler que le monde continue de tourner. Je sors d’un concours de cuisine, à l’instant. Ma performance a été assez lamentable, et j’imagine très bien les remarques sardoniques que tu me ferais si tu étais là. J’ai failli entasser des framboises périmées dans mon riz. En même temps, je me dis que tu aurais peut-être apprécié ce que j’ai essayé de transmettre au travers de mon plat. J’avais des visées . . . artistiques, dirons-nous.

Je me rends, à l’instant, dans les confins d’un second concours – tu dois m’entendre descendre les escaliers, pas vrai ? –. Mon académie – l’Académie Keimoo, tu te souviens ? – a offert des nouveaux locaux à tous les clubs actifs et, pour célébrer cela, a organisé des concours pour chaque club. En tant que président et vice-président, je n’ai pas d’autres choix que de me présenter. Ha ! Tu imagines l’horreur si je dédaignais de participer !

– Que dis-je . . . bien sûr que tu imagines. –

En fait, je me suis bien amusé, tout à l’heure, en cuisine, mais . . . je n’ai pas trop envie d’aller jouer parmi les fleurs. C’est un peu comme le piano, tu vois, un truc que je préfère garder pour moi. – Ah, désolé, j’ai utilisé le mot ‘truc’, ça doit t’avoir agacé . . . Activité. Voilà. Une activité que je préfère garder pour moi. –J’ai repris ce club, le club de jardinage, uniquement parce qu’une précieuse amie à moi a quitté l’académie. Elle passait beaucoup de temps à entretenir les serres et les plantes et . . . je suppose que je n’ai pas pu me résoudre à laisser flétrir son travail, tu comprends ? Tu as fais la même chose avec le solarium de tante Leï, non ? Lorsque j’appelais, Helen me racontait qu’elle t’avait vu arroser les fleurs, tailler les roses, changer les pots, faire la conversation aux orchidées . . .

Le solarium de ta mère doit être bien triste, maintenant que tu t’es barré.

Ah. C’était inconsidéré, pardonne-moi. Je . . . tu as probablement de très bonnes raisons d’avoir filé et que je ne devrais pas te balancer ce genre de phrase. J’ai –

( Moi aussi, je dois t’avouer, dans le plus grand des silences, sans que les mots n’arrivent jamais à traverser mes lèvres, que j’ai parfois envie de fuir. )

. . .

. . .

. . .

Bon. J’y suis. Rappelle-moi, veux-tu ? »

-

Il ne se rappelle pas combien d’enjambées ont été nécessaires à son entrée dans le nouveau local du club de jardinage et d’ikebana. Il ne se rappelle pas trop le chemin qu’il a parcouru entre la fin de son appel téléphonique et le début du concours. Les conversations à sens uniques qu’il entretient avec William Mary ont tendance à embrouiller son esprit, à émousser les détails de sa pensée. Pourtant, c’est une activité quotidienne à laquelle il n’arrive pas à se soustraire, par affectivité, par sensibilité. Il s’y accroche depuis trop longtemps, les mois s’étant transformés en années, et ne se souviens plus de l’époque pendant laquelle son cousin n’était que ce nom qu’il taisait.

Ils ne se sont jamais entendus et Lawrence sait très bien que si William advenait à réapparaitre, ils ne s’entendraient pas davantage.

Le local du club de jardinage dévoile la même nouveauté élitiste que le local du club de cuisine, pourtant, le sentiment que Lawrence cherche à leur accorder est foncièrement différent. Le club de cuisine à dépasser ses attentes, à transformer ce qui aurait facilement pu être un calvaire en un moment conférant à Lawrence couleurs et repères. Le club de jardinage, après moins d’une minute passée à l’observer, l’étouffe d’une manière bien pire que ce qu’il s’attendait à devoir supporter.

Il savait que le visage de Cammy trainerait dans les recoins de sa tête, il ne s’attendait toutefois pas à ce que William et Lun s’ajoutent eux aussi au bal. Il ne s’attendait pas à ce que l’absence au cœur de la salle le heurte aussi durement. Ce sont là des gens qu’il a perdu ou qu’il pourra toujours perdre, trop facilement. Des échecs. – Parce que Swan le héro, Swan le prince, Swan le, haha, roi, n’auront jamais été rien d’autres que des balivernes –. ( William s’est barré sans que personne ne le remarque, Miya serait morte si Ethan ne les avait pas retrouvé, Lun n’est jamais venu chercher l’argent et Lawrence ne sait pas trop s’il est mort ou s’il s’est simplement barré lui aussi et Cammy, oh Cammy, la déception dans ses yeux aura eu le mérite de le brûler encore plus vivement que celle de William. )

Les consignes du concours dansent contre ses tympans sans qu’il les intellige et, alors que les participants s’affairent à la construction de leur jardin zen, Lawrence fixe son espace de travail, accablé.

Il ne sait pas.

Certes, il s’occupe diligemment des plantes, leur prodigue toute l’affection et tous les soins dont elles ont besoin, mais il n’a jamais entrevu faire autre chose avec elles. Il ne les transforme pas en paradis, il ne les agences pas à leurs compères, non, il se contente de les regarder fleurir.

Il n’est même pas certain de savoir ce qu’est un jardin zen.

. . .

Le sable blanc, l’un des matériaux proposé, coule entre ses doigts.

Il ne sait pas trop à quel moment exactement il s’en est emparé, mais il reconnait la brûlure de l’angoisse qui remonte le long de sa gorge.

Respire, Lawrence.

Hoplà !

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'Dé 6 faces' : 3

Il ne respire pas. À vrai dire, après au moins dix minutes passées dans une inertie totale sous le regard sévère de son examinateur, Lawrence en a convenu qu’il était préférable de ne pas respirer. Il promène ses doigts dans les monticules de sable blancs qu’il a lissés au fond du bac dans lequel il prétend prétendre construire un jardin zen. Sa gorge lui brûle et il sait pertinemment qu’il remarquera les tremblements qui agitent ses doigts dès l’instant où il les retirera du sable.

Il imagine une voix le sermonner, mais n’arrive pas à décider à qui elle appartient, les visages de Cammy, Miya et William se fondant en une même entité qui vient lui persiffler ses déceptions à l’oreille. Lawrence n’a jamais voulu comprendre le langage des fleurs que pour Cammy, ingénu et maladroit, déposant des tournesols près de son lit d’hôpital, et de ce fait même il n’arrive pas vraiment à intelliger ce que la voix lui raconte.

Et il ne respire pas, pas vraiment, des goulées d’air accidentelle s’engouffrant à l’intérieur de ses narines et soulevant sa cage thoracique d’un bond stressé. Il ferme les yeux, ses doigts se crispent à l’intérieur des volutes sablonneuses et il essaie d’écarter la nausée qui se coince, juste en dessous de la brûlure, à l’intérieur de sa trachée. Il tente de recréer le sentiment d’insouciance qui l’avait enveloppé pendant l’épreuve de cuisine, tente de s’accrocher à des couleurs qui s’évanouissent dans l’océan monochrome de ses pensées. Il irait même jusqu’à s’accrocher à Kohaku, imagine la voix diffuse de la créature s’infiltrer dans ses yeux et glisser contre ses pommettes.

Le rire de Kohaku lui rappelle bien des choses, notamment que ce garçon couvert de sang qu’il a trouvé dans les bas fonds de Bougu n’est pas devenu un échec, même s’il s’est avéré être une action à la moralité douteuse. Près de quatre ans plus tard, Lawrence n’arrive toujours pas à regretter. Joshua respire et crache la couleur que la vie lui a dérobé, ricane la violence et minaude la douceur et Lawrence s’y cramponne avec une férocité fatiguée.

Kohaku n’est toutefois pas dans la salle du club de jardinage et se trouve très probablement à l’intérieur de son appartement, accoudé à son bureau, le nez plongé dans un livre.

Que dirait-il ? Que dirait-il ? Lawrence, ne t’étouffe pas. Ce serait tellement dommage. Non. Ça sonne faux. Il ne sait pas vraiment émuler ce drôle de chat. Et il ne peut pas s’étouffer, s’il ne respire. Pas.

Il se saisit d’une pousse de bambou qu’il s’affaire à enlever de son pot pour la transplanter dans son bac et la terre noir, il n’a même pas vérifié de quel type il s’agit, se déverse sur le blanc dans l’apposition d’un contraste foudroyant. Le bambou s’allonge contre le sable. Lawrence le fixe, cherche à le redresser uniquement pour le laisser tomber une seconde fois.

Le poids du regard de l’examinateur intensifie sa nausée et le joug de la voix multiple que son esprit rapiécé s’amuse à créé étend la brûlure. Il courbe les épaules au-dessus de son bac et abandonne le bambou à son sort.

Ça remonte à loin, il se souvient, mais fut un temps où il avait dansé entre les fleurs et les jardins zen en compagnie de Cammy. Il se souvient qu’il s’était laissé emporter par la tranquillité du club.

Tranquillité. Il savait ce que c’était, avant le séisme. Maintenant, il ne sait pas trop pourquoi il semble être la seule personne incapable de remonter la pente. Peut-être qu’ils font tous comme lui, peut-être qu’ils sourient pour mieux planquer l’angoisse. Naoko, pourtant, à son sens, n’a jamais autant rayonné.

Le sable est désordonné. Le bambou est incliné.

Lawrence sait qu’il aura des explications à donner.

Il tente de redresser le bambou une dernière fois, avant de réaliser, dans un élan de lucidité déroutante, qu’il ne respire réellement plus. C’est comme lors de la tempête de neige, pendant la panne d’électricité, durant le festival. Il avait perdu conscience, mais personne ne l’avait vu.

Il n'aura pas ce luxe, cette fois.

Ukulele.

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'Dé 6 faces' : 5

Le visage de l’examinateur s’embrouille sous l’écran trouble des larmes qui accompagnent la panique et les mains de Lawrence restent enfoncées dans le sable, alors qu’il le fixe. Ses cheveux, longs, probablement plus longs qu’il ne les a jamais eu, se perdent eux aussi dans les grains de sable clair. Il balbutie une réponse à une proposition qu’il ne comprend qu’à moitié.

L’infirmerie sonne bien, à l’instant, et son corps comme son esprit scandent leur désir de se recroqueviller dans un lit à l’abri des regards. Toutefois, la partie rationnelle, enchainée, du vice-président sait qu’un départ de l’épreuve ne lui vaudrait que davantage de regards. C’est la malédiction des visages connus de l’Académie, surtout lorsque ceux-ci ont une réputation similaire à celle de Lawrence qui est connu pour sa diligence et ses sourires. On parlerait, l’Académie murmurerait et on l’envelopperait dans des fleurs et des chocolats pour s’assurer qu’il aille bien. S’ensuivrait une multitude de contacts vides de sens qui n’auraient pour effet que de l’aigrir davantage, que d’attiser l’inquiétude des gens réellement importants – et l’absence d’inquiétude de gens l’étant encore plus –.

La première inspiration qui lui fait vraiment défaut se fait à une distance respectable du regard de l’examinateur, la seconde, plus sonore, se fait alors qu’il le coince soucieusement. La brûlure lui tétanise sa gorge et sa trachée emprisonne sa nausée en se contractant douloureusement. Une part de Lawrence sait que, cliniquement, il ne peut rien lui arriver. C’est son corps qui réagit à la panique, et son esprit qui s’embrouille parce que quelqu’un se devrait vraiment de lui rappeler qu’un café ne suffit pas à se nourrir – mais personne ne l’a fait jusqu’à présent, alors Lawrence à continuer à trottiner entre café, cloppes, menthe et pâte à dent, alors que les repas qu’il entassait dans le frigo périmaient trop souvent –. Il perdra conscience pour éviter les dommages, son corps passera en autopilote. Il ne peut rien lui arriver.

Néanmoins, la panique n’a rien de rationnel et l’enserre comme un vicieux venin.

L’examinateur lui parle, hésite visiblement à s’approcher de lui, pris au dépourvu par la scène qui se déroule devant ses yeux. Lawrence halète, cherche son air et se demande distraitement, étrangement déconnecté, alors que son cœur lui semble sur le point de rompre sa cage thoracique et que ses poumons s’enflamment, comment il a pu se sentir si confortable quelques heures plus tôt, uniquement pour se retrouver dans cet état pitoyable maintenant.

Il sent le désappointement de l’hybride invisible qui côtoie ses synapses, un monstre difforme qui hantera assurément ses cauchemars, qui vole les visages de ses échecs pour mieux les lui recracher de la plus douloureuse des manières – William aux funérailles de sa mère, Miya allongée dans son sang, le regard viscéralement blessé de Cammy, les lèvres sèches de Lun –. Si cette situation s’était produite lors de l’épreuve de cuisine, Lawrence se serait assurément tourné vers Naoko. Joshua a dit que c’était elle, le véritable héro ( Et Lawrence se rappelle, dans une succession d’images un peu folles qui s’embrouillent dans le déferlement des larmes et de la peur, qu’il avait lancé une blague d’héroïnomane lorsque Kohaku lui avait parlé du rat qu’il lui avait donné ).

Ne t’étouffe pas, Lawrence. La bonne blague. La bonne blague. C’était, en quelque sorte une très bonne blague. Un peu comme cette histoire de bal raté qu’il n’arrive toujours pas non plus à avaler. Il s’étouffe depuis deux ans, déjà. Dans les relents d’un catastrophe naturelle qui a pris des proportions énormes à l’intérieur de son cœur, dans les restes d’une catastrophe s’étant produite un soir de fête – il n’arrive plus vraiment à apprécier le nouvel an – et dans tout ce qui entoure la trame temporelle de ses interactions avec Cammy Logan.

Il ne sent pas les paumes de l’examinateur le saisir par les épaules lorsqu’il s’affaisse, tête la première, dans son bac de jardinage.
Il accueille le noir à bras ouvert, alors que son corps se met en mode veille.

Il ne sait pas ce qu’il dira à Zakuro lorsqu’on rallumera les lumières.