Anguille sous roche n°1

Sa chambre était devenu officiellement un champ de bataille, l'armée bout de carton affrontait celle des rouleaux de scotch dans un désordre magnifiquement non organisé. Depuis plusieurs jours, les 12 mètres carré qui constituait l'espace vital d'Ethel étaient réduits à un débarras invraisemblable, avec comme épicentre ce qui était sensé ressembler à un bâtiment, et qui pour l'instant ressemblait plus à une glace à l'italienne fondue qu'à autre chose. Le sujet était pourtant simple, concevoir une salle de spectacle. La liberté totale aurait due être grisante et lui permettre de concevoir sans y réfléchir, comme elle avait l'habitude de le faire au lycée. Fermer les yeux, prendre un pinceau, et ne rebrancher son cerveau qu'une fois que tout son corps s'était exprimé. Mais à présent le vide était son quotidien, aucune idée ne lui venait et les morceaux s’amoncelaient sans même pouvoir être réutilisables. Heureusement les sous-sols étaient depuis quelques jours remplis de cartons, comme si tout déménageait et que l'Académie avait commandé assez d'emballages pour déplacer la ville entière. Elle se servait donc sans vergogne, personne ne lui disant rien, et découpait sans fin pour tout recommencer l'heure d'après.

Comme de juste, sa réserve touchait à sa fin, et elle se décida finalement à écraser la cigarette qui lui pendait au bec pour se lever et sortir de sa chambre, devant au passage aller déposer un devoir de mathématique, où elle avait réussit à obtenir un délai de deux jours par le professeur. Pour tout apparat elle n'avait qu'un jean trop grand et un t-shirt bleu du même acabit. Ne tentant plus de monter sur une balance, elle observait son corps fondre et sa graisse s'envoler au fil des jours, son compte en banque ne pouvant suivre pour ajuster ses vêtements. Elle ressemblait donc à un enfant qui aurait piqué les fringues de sa grande sœur, et parerait fièrement de quelque chose de ridiculement trop grand. Mais face aux autres étudiants d'Architecture, elle ne détonait pas trop, se plaçant subtilement entre les fils à papa pédant qui regardaient tout le monde de haut engoncés dans leurs costards trop cher, et les pseudos artistes débraillés qui ne s’apercevaient de rien – catégorie à laquelle elle appartenait fut un temps – à présent elle était dans la normalité, et le point positif de la normalité, c'est que personne ne te rappelle que tu es dedans. Seule dans sa neutralité, elle s'était désencombrée des autres, appréciant une solitude méritée, s'épargnant les regards et les conversations du matin en rentrant dans les amphis. La rouquine avait toujours détesté les conversations de circonstances, le temps, le retard du bus, la tête du prof. Qui en avait quelque chose à faire sincèrement ? Elle n'était pas à ce point en manque de sentiment humain pour se raccrocher à la plus insignifiante des conversations juste pour avoir sa dose de chaleur humaine.

Évitant donc habilement les gens, ne les regardant même pas à vrai dire, elle quitta le pensionnat pour se diriger vers le Lycée. Connaissant le bâtiment comme sa poche après de nombreuses incartades nocturnes pendant ses folles années, elle ne prit pas la peine de franchir la porte principale et le contourna, pour accéder à une petite porte, celle des agents de service, toujours ouverte, elle menait à un couloir du personnel, avec un escalier vers le sous-sol, s'entreposaient là des dizaines et des dizaines de cartons, prenant déjà la poussière. Se servant allégrement jusqu'à ce que ses bras ne furent plus en mesure de s'allonger suffisamment, elle remonta en marche arrière pour reprendre la porte, prenant soin de la fermer afin que personne ne découvre son secret et ne lui pique ses chers cartons. Il lui suffisait maintenant d'aller déposer dans le casier de son professeur le devoir et de rentrer tranquillement finir de s'arracher les cheveux sur sa salle de spectacle. Revenant au Nord du Lycée, elle prit la passerelle et alla remettre le papier, ignorant le regard amusé du professeur en la voyant se débattre avec une bonne dizaine de cartons. Le remerciant chaleureusement pour le délai, et bénissant intérieurement Hayden, qui serait totalement responsable si elle parvenait à avoir enfin la moyenne, elle reprit le chemin inverse, traversant la passerelle.

Ses bras commençant à flancher, elle posa les cartons une seconde, regardant autour d'elle pour évaluer combien de chemin il lui restait à parcourir. En levant les yeux, son regard croisa celui d'une autre étudiante, une brune, japonaise pour une fois, au ton dur. Pendant une fraction de seconde elle suivit du bout des pupilles le chemin de la jeune fille, avant de se reprendre et de baisser les yeux, se saisissant de ses cartons et retournant en toute hâte à sa chambre.

Observant longuement entre ses doigts la feuille au cachet officiel, la japonaise soupira. Dans sa quatrième année de lycée déjà, il était temps pour elle de faire un choix. Ainsi, les réunions, conférences, exposés sur l’orientation avaient pris une place importante dans l’emploi du temps de la jeune fille.

Alors que l’heure d’étude en autonomie touchait presque à sa fin, elle releva les yeux du papier blanc pour les tourner vers ses camarades de classe. La plupart discutait en petit groupe du sujet d’actualité, à savoir, quels seraient leurs choix pour l’année prochaine. Certains, déjà décidés, travaillaient désormais d’arrache-pied, et profitait de la plus petite seconde pour réviser et préparer une entrée paisible vers le cursus souhaité. Seule à sa table comme à l’accoutumé, elle préféra détourner son attention vers la fenêtre.

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Le club de cuisine ayant été annulé pour aujourd’hui, Naoko déambulait dans les jardins déserts du lycée, sans but précis. La tête dans les nuages, elle marchait pour réfléchir. Avant aujourd’hui, elle ne s’était jamais penchée sur son avenir. Elle ne s’était jamais projetée plus loin qu’un mois, tout au plus. Ces derniers temps, sa vie s’était calmée, et si cela continuait sur cette voie, elle pouvait être sûre qu’elle entrerait sans soucis à l’Université. Cette certitude, elle ne l’avait pas toujours eu, loin de là. Trouver un établissement qui avait bien voulu l’accepter -certes, à coup de donations plus que généreuses- n’avait déjà pas été chose aisée. Mais que celui-ci, malgré ses débordements, accepte de la garder, cela relevait presque du miracle.
Et ça, Naoko en avait conscience. Elle avait toujours été élevée dans la valorisation du travail, du dépassement et des études, comme une bonne partie des japonais. Malgré tout, bien que ce ne fût pas l’envie qui lui manquait de continuer les études, elle se retrouvait face à une impasse.

Sa question n’était pas de continuer ou non, mais plutôt de savoir où ?

Car oui, la creepie n’avait ni rêve, ni passion. Elle aimait certaines choses, pour sûr, mais rien ne s’imposait à elle comme un futur évident, déjà tout tracé. Faire carrière dans les affaires ou dans la politique n’était pas pour elle. Dans les sciences ou dans les langues, elle n’était soit pas assez motivée, soit pas assez bonne. Dans les arts, ce n’était même pas envisageable.

Pour la énième fois de la journée, un long soupire s’échappa de ses lèvres, puis elle réalisa que ses pieds l’avaient menée, inconsciemment, devant l’entrée de l’Université. Elle se décida d’y entrer, se disant que peut-être, cela l’aiderait à éclairer son chemin.
A l’Université, tout lui semblait plus grand. Plus animé aussi. Découvrant discrètement les couloirs en longeant les murs, elle ne se sentait pas à sa place, dans ce monde de presque-adulte. Elle, l’adolescente paumée qui devait faire le choix de sa vie, au milieu de gens qui construisaient déjà la leur.
Sans s’arrêter, elle passa devant les amphithéâtres, où différents cours avaient lieu, dont un de physique quantique qui était dispensé à une poignée d’élèves, dans laquelle elle sembla apercevoir Zakuro.

Continuant son chemin, tête basse, ce fut au tour des salles de travaux pratiques de se mettre sur son passage. Dans un des laboratoires de sciences, elle reconnut immédiatement les cheveux hirsutes d’Hisaka. L’idée d’aller lui demander comment lui s’était décidé pour son cursus lui traversa l’esprit. Elle ne s’arrêta pas, cependant.

Terminant son périple aux abords de la cafétéria, elle s’accorda une pause à l’une des tables, en retrait, sans rien commander. La salle était presque vide, accueillant seulement çà et là quelques étudiants faisant une pause sucrée au milieu de l’après-midi. Sortant de son sac sa feuille d’orientation, elle la fixa de nouveau, espérant y voir un indice, une piste se dessiner pour elle sur les lignes noires. Mais rien. Posant sa tête sur la table, son regard coula vers la vitrine de pâtisseries.

Pour la première fois de la journée, son moral sembla remonter lorsqu’elle s’imaginait les recettes et méthodes de confection des gâteaux exposés. Elle regrettait de ne pas pouvoir cuisiner, à ce moment. La cuisine, et en particulier la pâtisserie, l’avait toujours détendu. Plus qu’un livre ou qu’un jeu vidéo, elle appréciait encore plus l’attente devant la cuisson du four, la satisfaction de gouter à un plat réussi avec brio, ou la fierté d’être à l’origine du contentement d’un client du salon de thé.
La jeune fille aux cheveux noirs ferma les yeux, un court instant, en se demandant à quel point ce serait bien si elle pouvait toujours cuisiner. Mais elle s’y résolut, puisqu’il lui était impensable à cet instant d’arrêter les études sans avoir d’autres diplômes en poche.

Se levant de son siège et ayant terminé sa visite improvisée, elle décida de retourner dans le bâtiment du lycée et d’investir malgré tout pour ce soir la salle du club de cuisine, même si ça n'était que pour le temps d'un plat.
Empruntant la passerelle avec toujours autant de questions en tête, et une feuille toujours vierge dans son sac, elle observait à travers les baies vitrée le manège d’une pie perchée sur une branche en contrebas. Prenant son envol, Naoko la suivit des yeux jusqu’à l’autre côté de la passerelle.

Son regard croisa celui d’une étudiante aux cheveux de feu, tenant dans ses bras frêles une quantité trop importante de cartons posée sur le sol. Leur échange ne dura que quelques secondes, peut-être moins, avant que la japonaise ne détourne à nouveau le regard vers le paysage, continuant son chemin.

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