Serpent à bocal électrique [Arya]

Allons bon. Ça n'avait pas mis longtemps. On venait à peine d'emménager dans une nouvelle ville, et déjà, l'anguille avait trouvé l'aquarium local. Bon, en même temps, cet aquarium avait le mérite de se situer près de chez lui. Ça aidait. Mais il restait relativement probable que Rin se soit expressément renseigné pour trouver un aquarium.

Les aquariums, c'est mieux que la plage. La plupart du temps. Disons que la plage c'est parfait quand on n'y trouve personne ou presque personne. Or, comme il y a du monde, c'est bruyant, décourageant, fatigant, stressant. Terriblement stressant. Mais tout de suite, ça limite les moments où y aller si on cherche à être tranquille. Pour bien faire, il faudrait y aller tard la nuit, ou tôt le matin, ou un jour où il fait moche, mais quand il fait moche il fait froid. Au moins les aquariums ont le mérite d'être à l'intérieur. Ça limite non seulement le nombre de personnes qui s'y trouve, mais également les écarts de température. —Soit dit en passant, ça n'empêchait pas du tout Rin de porter, une fois de plus, l'un de ses cols exagérément longs ce jour-là, mais peu importe.— Et puis, même s'il n'était pas aussi naturel ni aussi agréable que le bruit des vagues à l'air libre, le bruit profond et mystérieux de l'eau, derrière les vitres épaisses, c'était déjà suffisant pour apaiser un peu ses nerfs.

Parce qu'évidemment, Rin était venu à l'aquarium pour se calmer. Voir les poissons, ça lui était un peu égal. Il voulait entendre le bruit de l'eau, être dans un endroit fermé et relativement obscur, et se calmer, c'est tout. C'est l'une des deux seules raisons qui font sortir Rin de chez lui, dans à peu près tous les cas : soit c'est pour aller emprunter un livre/étudier dans une bibliothèque ou un centre quelconque, soit c'est pour se calmer. En gros, c'est ça.

On pourrait supposer qu'il eût été plus judicieux de rester à la maison. Même pour une nouvelle maison, elle n'était pas mal, la maison en question. La compagnie n'y était pas mauvaise, quand il y en avait —quand ils n'étaient pas surbookés avec le travail—. Monsieur et madame les PDGs de KuraBuri. Son père et sa mère. Décidément pas une mauvaise compagnie. Et il se sentait en sécurité, et soutenu, avec eux. Même si, inconsciemment, une partie du stress que Rin éprouvait venait peut-être aussi d'une certaine peur de les décevoir.

Mais pour le coup, ce n'était pas ses parents, le problème. C'était autre chose. Une sensation de malaise permanent. Un mauvais pressentiment terrible qu'il traînait depuis qu'ils avaient déménagé, tous les trois —depuis la fin de son collège, depuis le dernier moment où il l'avait vue. La seule fois où il avait ressenti un mal-être pareil, c'était il y a quelques années, au tout début du collège, lorsqu'Arya Evangeline Cloé Blackheart troisième du nom, qui s'était retrouvée une fois de plus dans la même école que lui, s'était mise à sécher les cours et que ça avait duré plusieurs semaines. Une pensée ignoble avait hanté Rin nuit et jour, à l'époque, et lui avait pourri la vie : elle va revenir. Je ne suis pas débarrassé d'elle. Je vais la revoir. Elle n'est jamais loin.

Sauf qu'à l'époque, le malaise était justifié. La logique et le bon sens voulaient qu'Arya revienne, effectivement. Mais à présent qu'il venait de déménager dans une nouvelle ville, et en partie, d'ailleurs, aimait-il à prétendre, pour se trouver loin d'elle... Pourquoi ressentir une chose pareille? Le danger semblait écarté. La probabilité de la revoir était minime. D'ailleurs, il l'avait laissée le déranger à ses dépends à la fin du collège, mais il ne lui avait peut-être pas, ces derniers temps, parlé autant qu'il aurait pu le faire plus tôt dans leurs vies. Et c'était très bien comme ça, d'ailleurs, c'était le but! Il était censé ne plus jamais la revoir. Ne plus jamais être amené à la revoir. Il avait attendu ce moment pendant tellement longtemps, et c'était enfin arrivé.

Alors, pourquoi être encore aussi nerveux?

Est-ce que c'était le résultat d'années de torture physique et mentale que lui avait imposées cet ignoble petite geignarde? Est-ce qu'elle avait vraiment réussi à imposer sa menace tellement fort dans son esprit qu'elle avait laissé une marque indélébile qui ne le laisserait plus jamais en paix de toute sa vie?

Ben, voyons.

Rin fronça les sourcils et redressa ses lunettes d'un doigt, passant entre une famille agréablement silencieuse et une vitre abritant un banc de poissons chirurgiens, avant de tourner sur sa droite pour passer dans un nouveau couloir. Voir d'autres poissons. "Pourquoi pas." Entre le même bruit apaisant tout en marchant d'un pas nerveux. Ça lui allait bien, tiens. Il était venu ici pour essayer de fuir cette mauvaise impression, qu'il avait traînée dans tous les endroits où il était allé jusqu'à présent. Il voulait se changer les idées. Mais son attitude montrait bien que ça n'avait l'air de marcher qu'à moitié, pour l'instant.

Elle pourrait apparaître n'importe quand. L'impression est presque pire qu'avant. Elle pourrait apparaître ici. Dans cette ville. Rien n'est jamais sûr.

Maudites pensées en boucle. Rin retint un grognement et enfonça son nez pointu dans son col surdimensionné. Regarde donc les poissons, anguille, ça te fera penser à autre chose...

BOUM. Quelqu'un venait de percuter Rin. Le choc ne se fit pas énormément ressentir. Ça devait être un enfant ou une personne très frêle. Restait que cette personne s'était cognée dans Rin, manifestement soit parce qu'elle ne regardait pas assez où elle allait, soit parce que Rin n'avait pas eu le bon réflexe de s'écarter. C'était fort possible aussi, avec tout ce qui lui passait par la tête.

Dans un sursaut, l'anguille se retourna et commença à articuler une excuse. Mais avant de pouvoir proférer réellement un mot, une chose retint son attention. Une couleur, plus particulièrement.

Rose. Ce rose ignoble, artificiel, qu'il reconnaîtrait entre mille.

Rin se sentit pâlir, encore plus que sa pâleur habituelle. Cette taille... Bon sang, elle était encore plus petite que d'habitude. Ah, oui. Ce n'était pas le chapeau habituel. Pas la façon habituelle de porter ses cheveux non plus. D'habitude elle ne les laissait pas retomber autant. Ça laissait moins de rose à voir. Là, on en voyait tellement, et cette taille était tellement ridiculement petite, que c'en était presque insultant pour les yeux.

...Mais quelle importance?! Pourquoi prendre le temps de procéder à une analyse physique express? C'est vraiment ELLE?! Ça ne peut PAS être elle!

...Et voilà qu'elle ouvre la bouche et que les oreilles de Rin pleurent en avance. Et voilà qu'elle piaille comme toujours. Et que les premiers mots qu'elle profère n'ont rien à envier à ceux d'une charretière prône aux jurons.

Pas de doute, c'est elle.

AU SECOURS. C'EST ELLE.

Rin resta figé pendant une seconde ou deux, les yeux rivés vers cette petite chose terrible qui se tenait devant lui. Il avait très froid tout d'un coup. Comme s'il venait de mourir. Son cerveau hurlait le mot "NOOON" en boucle, formant une cacophonie intérieure insupportable. Tout haut, il ne le proféra qu'une fois, et à voix basse, comme si reconnaître sa présence même pouvait porter malheur :

"...Non."

Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'il réalisa la différence entre leurs deux volumes vocaux, qu'il réalisa à quel point elle venait de RÉELLEMENT parler fort, et que son constant souci des bonnes manières reprit le dessus. Ainsi, fusillant Arya du regard, il eut pour second réflexe de lui signifier de se taire, d'un geste de l'index devant ses propres lèvres.

"Nous sommes dans un AQUARIUM! Parlez moins fort!"

Puis il se redressa un peu, déglutit, baissa ses lunettes pour se frotter les yeux très brièvement, et se pinça le bras... Avant de soupirer. Ça faisait mal. Rien à faire. Elle était réellement là. L'être le plus détestable du monde le suivait comme une malédiction. Et ce qu'il pensait n'être qu'une fausse impression paranoïaque était en fait une intuition des plus justes.

Arya Evangeline Cloé Blackheart troisième du nom. Lui qui croyait être enfin débarrassé d'elle. Et voilà qu'ils se rencontraient à nouveau. DÉJÀ. Le temps passé sans la voir avait été beaucoup trop court. Rin essayait comme il pouvait de reprendre son calme, mais c'était plus difficile qu'il n'y paraissait.

"...Allons bon. Quelle surprise. Permettez-moi de vous retourner la question, très chère. Je ne vous croyais pas le genre de personne à sortir vous éduquer dans un lieu si paisible et harmonieux que celui-ci."

Il en faisait trop. Bien sûr, il en faisait trop. Mais avec cette horrible personne dans les parages, il ne fallait pas baisser sa garde. Le but était de repasser immédiatement en "mode combat". Et cela signifiait aussi autre chose, d'ailleurs... Rin se reprit et fronça les sourcils, redressant ses lunettes de deux doigts et se détournant légèrement d'Arya, ne tentant qu'à moitié de cacher son exaspération.

"Non, non, non, non. Un instant. Je sais pourquoi vous êtes ici. Vous connaissant, vous êtes venue voir les anguilles pour rendre l'insulte plus réelle en les appelant par mon nom."

...Il la connaît bien. Trop bien, hélas. Elle nierait peut-être cette affirmation, mais par orgueil, Rin était persuadé d'avoir raison. Depuis plusieurs années, il était persuadé que tout, ou quasiment tout ce que cette fille faisait avait pour unique but de lui mener la vie dure. Qui sait, même le coup de lâcher ses cheveux, si ça se trouvait, elle l'avait fait pour l'énerver, parce qu'elle savait, allez comprendre comment, qu'ils se croiseraient aujourd'hui. (...Oui, bon. LÀ, on est vraiment parano.) Relâchant enfin la branche de ses lunettes, Rin se tourna à nouveau tout à fait vers Arya, se redressant autant que possible pour accentuer leur différence de taille, et la considéra de haut.

"Ce que je souhaiterais savoir, c'est pourquoi vous êtes ici, dans cette ville, plus précisément. Je suppose que vous ne vous étonnerez pas de savoir que je ne m'attendais pas à vous revoir de sitôt..."

Après avoir posé cette question terrible, Rin croisa les doigts dans sa tête. Cette question était un ignoble moment de vérité, inquiétant au possible. Intérieurement, Rin priait pour qu'elle lui réponde qu'elle était simplement en vacances, qu'elle repartirait dès le lendemain, une fausse alerte, en somme. Mais ça semblait trop facile, hélas...