Couleur de Lune | Kaena

Si il n'y avait pas autant de mouvements dans ces jardins rutilants, la journée aurait pu paraître parfaite à Miya. Les pivoines étalaient avec suffisance leurs grands pétales aux couleurs tantôt d'un pourpre sombre, tantôt d'un rose pâle et fragile; lorsque certaines autres ne prenaient pas un malin plaisir à posséder les deux en dégradé. Les lys asiatiques se dressaient fièrement en direction du Soleil - l'on murmure que leur couleur orange leur vient de ses chaleureux rayons - ondulant légèrement sous le vent tiède, et les roses aux pétales charnus brillaient de dizaines de nuances de couleurs chatoyantes : rouge, orange, jaune, blanc, bordeaux, rouge-orangé, jaune-orangé, rouge à collerette bordeaux, et bien plus encore; tranchant avec le vert tendre des bourgeons de camélia et des tiges de bambou. Les gerbera, les hibiscus, le jasmin, les magnolia se pressaient chacun dans leur coin, rivalisant de beauté et de senteur. C'était à qui attirerait plus le regard et l'odorat, tout confondu.

Dans la serre, un peu plus loin, les arbres fruitiers débordaient de bijoux sucrés qui ne demandaient qu'à être attrapés du bout des doigts pour être croqués à pleine dents. Il fallait faire chasse gardée pour empêcher que l'Académie toute entière ne viennent dévaliser ce précieux trésor, servant majoritairement aux cuisines du réfectoire, au club de cuisine, et parfois à la revente pour financer quelques événements mineurs.
Oui, tout était parfait, en soi, mais voilà. Il y avait du monde, qui passait, de ci, de là. Bruyants étaient ces gens qui riaient tous ensemble, déambulant sans pourtant vraiment prêter attention à la beauté qui, de toutes parts, leur tendait les bras. Quel gâchis qu'était l'humanité, à frôler de si près de si jolies fleurs, au parfum subtil, prêtant à la songerie, à l'amour, à la détente, dédaignant leur pouvoir sur les cœurs...
Seuls certains, seuls généralement, s'arrêtaient et venaient s'asseoir sur un banc pour profiter de l'entretien acharné du club de Jardinage - qui, ma foi, se trouvait fort réduit. Eux bénéficiaient de la clémence mentale de la jolie blonde. Eux seuls. Les autres, elle les brûlait intérieurement.

Poussant un soupir mécontent, elle se frotta l'encadrement des yeux et de ses arcades sourcilières de la paume de la main, une moue boudeuse tirant les traits de son visage. Se reconcentrant, assise à genoux à la japonaise dans la salle de club d'ikebana, elle replaça une mèche de cheveux venue chatouiller sa joue et saisit une tige de fleur d'orchidée d'un rouge flamboyant, et la planta, dernière de toute sa composition, dans sa perfection venue compléter l'harmonie légère que Miya achevait de créer. Lâchant un sourire de satisfaction, la métisse se recula quelque peu et observa sa création.

« Une bonne chose de faite... »

Elle venait d'y passer une heure et demi, et cela lui avait fait un bien fou. Elle venait d'évacuer une grande partie de son stress. Avoir vu le nom de « Kaena » apparaître sur le registre d'inscription du club d'Ikebana lui avait fait manquer plusieurs battements de cœur, et en sentant les picotements remonter le long de son gras gauche, elle avait pensé faire un AVC. Adieu douce vie. Bonjour angoisse. Résultat : elle avait doublé son rythme de kick-boxing et avait défoncé un sac d'entrainement à force de le cogner sans relâche depuis plusieurs semaines. Elle ne voulait pas avoir à la croiser. Elle ne voulait pas sentir remonter en elle les souvenirs amers et douloureux. Il fallait pourtant y faire face; Miya avait peur.

« Seigneur, protégez-moi... »

Le comble, pour une athée.

Juillet 2014.

2 mois. 2 mois déjà que la petite Américaine blonde était venue faire son nid sur le sol nippon. Contrairement à ce qu'elle avait d'ailleurs pensé les premiers jours, c'était passé très vite. Les japonais et japonaises étaient chaleureux quoiqu'un peu plus froids quand elle leur disait qu'elle n'était pas en vacances mais bien étudiante. A croire que les étrangers étaient mal venus dans ce pays si ce n'était pas pour du tourisme. Naturellement, sa bonne humeur effaçait vite ses pensées négatives et Kaena comptait déjà une dizaine de membres à son cercle social. Elle était devenue populaire en très peu de temps, et ce rien qu'avec son nom de famille pour point de départ. Des Matthews, il n'y en avait pas autant ici qu'en Amérique et le lien fraternel entre elle et Ethan avait été rapidement officiel. Elle était devenue la chouchou des garçons de par son minois enfantin, la coqueluche des filles qui n'osaient approcher le beau brun ténébreux et même l'ennemie de certaines personnes trop lâches pour trouver du courage. Mais qu'à cela ne tienne, elle n'était pas venue ici pour être la sœur d'Ethan mais bien pour être "Kaena", cette fille qui allait réussir à son tour et prouver que les blondes ne sont pas toutes bêtes ...

Aujourd'hui était cependant un jour un peu différent. Kae s'était inscrite dans des clubs, enfin. L'administration lui avait bien fait comprendre qu'il y en avait des obligatoires mais que s'inscrire dans un autre club par passion ne serait que mieux pour son intégration. Alors elle avait opté pour l'Ikebana et celui de la découverte culinaire. La petite blonde n'était pas sotte et savait cuisiner puisqu'elle avait appris avec Daisy pendant des après-midi entiers mais les plats japonais ... c'était un vrai mystère pour elle, des ingrédients dont elle ne savait pas prononcer le nom, des plats qu'elle craignait de gouter, un vrai supplice de s'accoutumer à leur nourriture.
C'était peut-être pour ça qu'elle se retrouvait devant la porte de la salle du club d'Ikebana. Les fleurs, c'était moins dangereux et beaucoup plus attendrissants qu'un poivron! Et puis ... il y avait Miya Chanteclair. En toute sincérité, son inscription dans son club s'était faite au pur hasard, ce n'était qu'après qu'elle avait réalisé que l'ex petite-amie de son grand-frère en était la Présidente. Ça ne l'empêcha pas d'y venir avec un entrain certain, ce n'était pas parce qu'elle n'avait plus de lien désormais qu'il leur était interdit de se parler ou même de venir amies! Dans ses souvenirs, Miya était adorable et belle comme un cœur, Ethan avait juste eut un coup de folie pour l'abandonner ainsi et courir dans les bras d'UN blond. C'était sa vie.

Toc toc.
Quelques petits coups de la porte puis Kaena la fit lentement glisser sur le côté et entra.

- Bonjour. Il y a quelqu'un?

Refermant derrière elle, Kae constata qu'elles n'étaient que 2 dans cette pièce et que l'autre personne était justement Miya. Est-ce qu'elle allait la reconnaître? Avait-elle vu son nom sur la liste des inscrits? En tout cas, elle n'avait pas cherché à la rencontrer ou à venir lui dire merci de s'être inscrit mais peut-être que son nom de famille avait fait ressurgir chez l'autre blondinette des souvenirs dont elle ne voulait pas parler.

Le regard curieux et l'expression joviale, l'Américaine regarda tous les recoins de la salle en avançant doucement pour être sûre de ne pas déranger. Elle s'était un peu renseignée avant de venir ici et elle avait cru comprendre que c'était un endroit calme où les fleurs étaient mises en avant et où la réflexion laissa place régulière à l'imagination pour donner de belles compositions florales. Elle peinait encore un peu à saisir le sens de tout ça, le but de ce club, mais peut-être que Miya allait le lui expliquer prochainement.
D'ailleurs, elle était désormais à sa portée et ses pupilles s'agrippèrent aussi aux fleurs qui s'étalaient juste en-dessous d'elle. Un très joli bouquet lui faisait face et Miya devait en être la créatrice. Félicitations!

- Bonjour Miya. Ça fait longtemps. C'est moi, Kaena.

La jeune Française était belle comme tout, nettement plus femme que la dernière fois qu'elle l'avait vue. Resplendissante. Elle paraissait cependant un peu stressée ou contrariée mais les deux blondes n'étaient pas encore assez proches pour parler de ces choses-là. Kaena allait donc faire comme si elle n'avait rien vu et se contenter d'être un membre modèle.
Délicatement, elle prit la position de seiza à son tour, se plaçant à droite de sa présidente et opta pour briser la glace de suite. Elle n'était pas venue ici pour la surveiller, la remotiver à aller voir un homme qui ne voulait plus d'elle ou l'aider à tourner la page. Non. Kae voulait juste se créer un lien bien à elle avec Miya, elle la savait gentille, elle la voulait amie.

- Je préfère te prévenir tout de suite, j'ai jamais mis les pieds dans une boutique de fleurs jusqu'à présent alors je dois tout apprendre. Je viendrai aussi souvent que possible et je serais sage comme une image! J'aime l'ambiance de ce club et le fait que tu en soies la présidente me rend toute joyeuse! Enseigne-moi l'Ikebana, Miya!

La machine était lancée, il était désormais inutile de tenter de l'arrêter. Kaena s'était inscrite ici pour le meilleur et pour le pire et si, par malheur, elle et Miya ne devaient pas s'entendre à l'avenir, ce n'était pas grave. La petite Américaine n'était pas peste même avec ses ennemies, elle savait faire la part des choses et rester neutre le temps d'un cours au club. Mais vraiment ... ce serait dommage, elle tenait tant à être son amie!

Ses pieds la démangeaient. Assise à la japonaise, son poids appuyait sur ses talons et ses orteils, les étirant douloureusement. Pourtant, elle ne l'incommodait pas. D'une part, parce qu'elle avait été rapidement habituée à cette posture étrange qu'adoptaient les jeunes filles bien éduquées au Japon, la laissant captivée par son oeuvre achevée, lui faisant éventuellement espérer une place en compétition nationale au cours de l'année suivante, presque voûtée vers son arrangement floral, happée par les détails qu'elle avait tenté de mettre en évidence avec grâce et délicatesse, sans avoir une seule seconde l'assurance d'y arriver autant qu'elle se l'était imaginé. D'autre part, parce que son cœur battait désagréablement la chamade depuis qu'elle était entrée dans cette pièce, et du fait d'une seule personne qu'elle n'avait jusqu'alors pas croisé, ce qui, mathématiquement parlant - si si, elle s'y connaissait à fond, attention ! - et même intuitivement parlant, augmentait le nombre de possibilités de se retrouver nez à nez avec elle chaque jour que Dame Nature faisait. Les joues eu feu à l'idée de devoir faire face à l'adorable bouille de Kaena, avec qui elle avait plutôt bien accroché au cours de sa relation avec Ethan, Miya s'agita subitement pour secouer vivement sa chevelure blonde, avant de se tortiller les doigts pour évacuer son anxiété mentale dans sa torture corporelle légère.

Que pourrait-elle bien lui dire ? Quelle attitude adopter ? Saurait-elle seulement garder contenance face à ce joli petit bout de femme ? Il y avait toute cette culpabilité refoulée sous une énorme pile de colère et d'amertume, qui resurgirait certainement à l'instant même ou le parfum de l'Américaine viendrait inonder ses narines, pour la frapper brutalement, la plaquer au mur et lui faire vomir ses tripes sous le coup de l'émotion; couper sa respiration pour la faire suffoquer sous les larmes et l'immonde goût de bile qui viendrait envahir sa bouche à en annihiler ses sens. Lentement, le souvenir des premiers jours ayant suivi lui revenaient en mémoire, lui envoyant des flashs marquants devant les yeux, à la manière d'un brouillon chiffonné, dont seuls certains passages seraient encore lisibles. La crise violente lui ayant fait détruire une petite partie de son mobilier et ayant méchamment abîmé ses avant-bras par la même occasion, les cris de rage hystérique à en réveiller tout le voisinage, les convulsions ponctuées de pleurs à en perdre la raison, le vide tonitruant précédant un début de dépression nerveuse, tout y était passé. Heureusement que, dans ces rares instants de lucidité constructive, Miya avait eu l'idée d'écrire à Cameron pour trouver une bouée de sauvetage à laquelle se raccrocher avant de se noyer pour de bon.

Le flot de souvenirs fut coupé net par quelques coups frappés à la porte, ramenant la métisse à la réalité plus durement qu'elle n'aurait pu l'admettre, une ou deux larmes ayant tracé un fin sillon sur sa peau de pêche, qu'elle se dépêcha d'essuyer du revers de ses mains. Voulant se lever hâtivement pour ouvrir, ne trouvant pas la force d'user de sa voix qui sonnerait sûrement rauque, ses cordes vocales ayant été malmenées par l'émotion saisissante, elle en oublia presque les fourmis qui avaient couru le long de ses jambes durant toute sa pratique d'Ikebana ayant duré presque deux heures. Le rappel douloureux lui happant toute force pour la laisser écroulée sur ses jambes après avoir tenté de se relever ne fut pas réellement à son goût. Non seulement elle n'était pas fichue d'ouvrir la porte à la personne se présentant à l'entrée, mais en prime, elle allait la recevoir en étant assise n'importe comment, avec les cheveux quelque peu ébouriffés - coupe affro, bonjooour - et des yeux de merlan frit d'avoir failli à ses devoirs. Ah, elle était belle, la Présidente du Club de Jardinage et d'Ikebana, tiens !
La porte s'entrouvrant, elle ne put que mettre rapidement un peu d'ordre dans sa chevelure et reprendre une position adéquate, histoire de ne pas faire petite fille paumée. S'armant même d'un sourire, elle tiqua toutefois en voyant progressivement la silhouette se profiler dans l'embrasure de la porte. Une nouvelle recrue.

Une nouvelle recrue aux relents dangereusement familiers. Même si elle savait que de nouvelles jeunes femmes s'étaient inscrites, son instinct lui murmura doucement que le temps des faux-semblants était terminé. Et lorsque le silence fut rompu par la jolie voix de l'Américaine lui faisant face avec un sourire à faire fondre un igloo et rendre une famille d'esquimaux SDF, Miya tressaillit d'un frisson qui vint secouer jusqu'à son âme. Presque absente en son propre corps, elle se sentit pourtant étirer un semblant de sourire au-travers du masque de surprise qui ornait son visage.

« Kaena... Bienvenue. »

Que dire de plus ? Elle n'allait pas non plus lui sauter à la gorge, à cette pauvre petite. Et elle se doutait fortement que l'Américaine n'avait pas envie d'avoir une interlocutrice agressive ou sanglotante. Autant tenter le naturel. Il s'agissait de Kaena en tant qu'être humain, pas en tant que sœur de... De l'Autre, là. Silencieusement, elle l'observa du coin de l’œil s'asseoir à ses côtés, adopter la position adéquate. Elle y était finalement. Cette situation qui lui semblait tellement incongrue avait déjà pris place, et tout allait dépendre des réactions des deux parties.
Avec exubérance, Kaena continua sur sa lancée, pleine d'entrain. Apprendre l'Ikebana ? Sage comme une image ? Toute joyeuse ?
N'y tenant plus, Miya se libéra de son carcan dans un grand éclat de rire, rauque tant il lui tint aux côtes, alors qu'elle se sentait pleurer une nouvelle fois, dans un mélange de tristesse et de joie. Sans se poser de question, elle se tourna vers sa jeune interlocutrice et tendit les bras pour la serrer contre elle, son corps lui réclamant un besoin impérieux de contact physique, embrassant courtement son front avant de la relâcher, ses doigts restant toujours ancrés, avec douceur, sur les épaules de Kaena.

« Toi, sage comme une image ? Pourrais-je seulement y croire ?! »

Un grand sourire vint orner ses lèvres, heureuse d'avoir pu se libérer de son tourment. Tout se passait tellement mieux que tous les scénarios qu'elle avait pu imaginer à ce sujet ! Sa main droite quitta l'épaule de la jeune blonde pour venir esquisser une légère caresse sur sa joue, du revers de ses doigts, dans une attitude toute maternelle.

« Tu m'as manqué, ma belle. »