Héroïsme moderne et bricolage

Invité

Il y a des histoires bien difficiles à raconter. Non pas qu'elles soient trop complexes, trop longues ou d'une splendeur telle que l'on a peur de les ternir mais juste, simplement, parce qu'elle sont d'un banal si affligeant que le fait de les rendre intéressantes remonte de l'exploit. Voilà pourquoi je peine à vous narrer cette journée, pleine d'aventures et d'exploits. Ah ! Par où pourrais-je bien commencer ? Sans doute devrais-je entamer au matin, avec la sonnerie stridente, perçante et déchirante de cet odieux réveil qui, comme d'autres avant lui, finira par s'écraser contre le mur. Mais, je vous le dis, démarrer sur cette scène, des plus barbantes, ne ferait qu'ajouter au banal de la journée. Et puis, même si je le faisais, sur quoi enchaînerais-je ? Le petit-déjeuner ordinaire ? La douche ? Fantastique ! Que d'émotions, que d'inédit ! Non, vraiment, ma vie est trépignante.

A bien y réfléchir, il y a peut-être un instant, dans cette journée, qui pourrait vous intéresser. Un court moment qui sort de cet ordinaire de marbre. Oui, je peux vous le conter, il me faut juste un peu de temps, quelques secondes pour me mettre en condition car nul ne saurait dévoiler une bonne histoire sans s'y plonger d'abord. Bien, allons-y.

Il était une fois... Moi. Kayuu Miura, jeune homme séduisant, plein de qualités formidables, employé à l'époque – et aujourd'hui encore – comme agent d'entretien à l'académie de Keimoo. Oh, pour sûr, ce n'est pas un poste très prestigieux mais combien de preux chevalier ont été, avant d'occire un dragon, simples valets, écuyers ou garçons de ferme ? Et puis je vous le dis ; aucune tâche ne pourrait être ingrate lorsque réalisée avec bravoure, courage et héroïsme. Même avec un balai, on peut être légendaire. Prenez donc l'exemple de ce héros de jeu vidéo, dont le nom ne saurait vous échapper ; son travail consiste à nettoyer tuyaux et égouts et pourtant il sauve le royaume à dos de dinosaure pour défaire une tortue punk géante ! Mais nous nous éloignons du sujet , je crois.

Nous parlions de moi, de mon travail héroïque et d'une journée pour le moins surprenante. L'académie de Keimoo est prestigieuse et certains de ses élèves se sont démarqués, et se démarquent encore, lors d’événements en tous genres. Lorsqu'ils s'illustrent, l'établissement remporte une coupe et ces coupes vont dans des vitrines. Ainsi peut-on admirer toute la splendeur et la gloire accumulés par l'école. Seulement, ces présentoirs vieillissent et, contrairement aux reliques qu'ils contiennent, ils ne sont pas éternels et doivent, après vingt, trente ou quarante ans de service, être remplacés. C'est là que j'interviens.

En effet, c'est le plus souvent à moi qu'incombe la lourde tâche de remplacer ces armoires anciennes par d'autres, neuves qui sont, pour des raisons économiques, livrées en pièces détachées. Ah, les meubles en kit... Une épreuve d'adresse et d'intelligence que seul un véritable héros peut réussir. Aujourd'hui, c'est une vitrine consacrée aux sports de combat, dans un couloir large, qu'il faut changer et c'est sans peurs ni craintes que je m’atèle à la tâche, avec une rigueur peu commune ;

Étape une ; sortir délicatement une à une les coupes et trophée, les nettoyer et les poser à plat, sur le sol, là où nul ne les heurtera accidentellement.
Étape deux ; retirer avec précaution les plaques de verres faisant office d'étagères et les poser à plat, au sol, à côté des reliques.
Étape trois ; saisir un tournevis cruciforme et retirer les vis.
Étape quatre ; jurer bruyamment après s'être coincé le doigt entre deux planches puis faire comme si de rien n'était.

Il ne serait pas convenable de vous détailler chacune des étapes de ce travail dangereux. Je pourrais le faire, mais il serait alors impossible de vous tenir intéressé à mon histoire. Je m'en vais donc passer quelques minutes de ce formidable récit pour reprendre un peu plus tard, à l'approche de nouveaux protagonistes exceptionnels qui ne sauraient qu'augmenter l'épique de la scène.

Ainsi, après avoir vaillamment démantelé la vieille armoire grinçante, j'entreprends de monter la nouvelle mais la tâche se révèle être plus ardue que prévue et je me retrouve bien vite courbé en une position aussi étrange que peu gracieuse ; un genoux au sol, la seconde jambe vaguement tendue pour un semblant d'équilibre, un bras au-dessus de la tête pour tenir une planche, le second à l’horizontale pour essayer de mettre en place une vis rebelle et ma tête appuyée sur mon épaule pour voir ce que je fais. C'est dans ces moments là que je regrette de ne pas être un grand sportif, bâti comme un colosse grec. La posture, douloureuse, est difficile à tenir et mon pauvre dos s'en plaint déjà ; il me faut trouver une aide héroïque. Tournant la tête, j'observe les élèves qui passent dans le couloir et je cherche du regard celui qui pourra m'aider. La grande majorité est trop petite – quitte à réquisitionner une personne, autant la prendre plus grande que moi – ou trop pressée. Les secondes passent et je me résous à interpeller n'importe qui lorsque, enfin, je le vois : un titan comme même les grecs n'en auraient imaginés. Il grand et visiblement athlétique, ce qui est renforcé par ma posture abracadabrante. Ni une, ni deux, je l'appelle à la rescousse

« Hey, le sportif ? Tu voudrais pas m'aider quelques minutes, s'il te plaît ? »

Il était sûr qu'il accepterait car nul ne saurait refuser une quête comme celle-là.