Convocation de Kintaro Yasuragi

Enfin.

Enfin de la lumière. Enfin un bout à ce tunnel, si long, si froid, si obscur. Et pourtant si rassurant. Une nouvelle forme de liberté. Une inconnue. Six ans étaient passés. Beaucoup de choses avaient changé pendant que les secondes, les minutes, les heures, les jours, les mois s'égrainaient. La seule donnée inchangée restait son nom : Kintaro Yasuragi. Un nouveau départ. C'était tout ce qu'il désirait, en arpentant ces lieux, de sa longue silhouette maigre. C'était encore comme un rêve pour lui. Il n'y croyait pas véritablement lui-même...

Et pourtant, il fallait le reconnaître. Cela faisait du bien d'être à nouveau libre de ses mouvements. Plus personne pour lui dire de faire ci à telle heure, puis se rendre là à telle heure, dans le but d'y faire ceci jusqu'à quelle heure, et après, retour dans la cellule. Plus personne pour lui imposer un mode de fonctionnement. Il était libre. Libre... et cela ne faisait que quelques mois. Il ne s'était toujours pas habitué à ce goût de liberté. Peut-être même que cela l'effrayait... Encore trop instable psychologiquement ? Ce n'est pas impossible.

En l'espace de ces quelques mois, il avait tenté de retrouver un cadre de vie à peu près normal. Mais rien n'y avait fait. Personne ne voulait d'un meurtrier, d'un ancien taulard auprès de soi. "Ca va complètement dégrader l'image de mon commerce", répétaient-ils inlassablement. Une mauvaise image. Personne donc ne pouvait comprendre que Kintaro ne cherchait qu'à avoir de quoi survivre, dans un premier temps ? L'affaire n'était pas mince. Ce n'était plus comme entre ces quatre murs. Il fallait désormais travailler pour manger. Ce n'était plus livré en cellule, derrière ces froids barreaux et au fond de ces obscurs couloirs...

Des obscurs couloirs... il en avait parfois l'impression quand il traversait l'Académie. Ici et là, entre deux angles, il se surprenait à se penser à nouveau en prison. En sécurité. Vieil imbécile dépendant... il fallait que ce comportement cesse. Ou bien, justement, ne devait-il pas cesser ? S'il se sentait en sécurité au sein de l'Académie, comme il l'était en prison, n'était-ce pas pour le mieux, pour son propre bien ? Après tout, le travail de concierge demande de rester enfermé dans un bâtiment. Mais les choses changeraient bien vite. Ce serait lui, le gardien, cette fois.

Le gardien... Kintaro eut un haut-le-coeur, alors qu'il arrivait devant le bureau du proviseur. Cette rencontre devait avoir lieu. On l'avait guidé pour. Mais il trouvait ça normal de rencontrer son nouvel employeur. Il espérait juste que celui-ci ne le jugerait... pas trop.

Il frappa trois fois à la porte, tentant d'ignorer le son qui lui remémorait de mauvais souvenirs carcéraux. On l'invita à entrer. Il poussa la porte, et la referma derrière lui, avec mille précautions, peut-être un peu trop exagérément. Kintaro tremblait presque. Il se sentait en position d'infériorité nette. Soumission à l'autorité ? Pas nécessairement. Mais il craignait de faire mauvaise impression. Il craignait de perdre cette unique opportunité...

"Bonjour, Monsieur le Proviseur. Je suis Kin... Kintaro Yasuragi, le nouveau con.... concierge."

Magnifique. Voilà qu'il perdait l'usage de sa parole. Du nerf, vieux, on se reprend ! Ce n'est qu'une personne, en face. Une personne comme une autre. Kintaro déglutit un coup, et inspira, comme pour se redonner courage.

"Je vous suis... reconnaissant de me laisser exercer cette fonction. J'espère que mes.... antécédents ne vous gêneront pas trop. Je pense pas pouvoir vous demander de n'avoir aucun jugement, mais... je vous assure que je ferais tout pour que ça ne vienne pas entâcher mon travail ici. C'est que... c'est que je tiens à travailler, et.... euh..."

Instinctivement, la main de Kintaro vint se positionner sur sa nuque, dans un geste qui trahissait une gêne totale et un manque de confiance en soi évident.

".... euh, je. Je me tiens à votre entière disposition, bien sûr, et..."

... Et pas de suite. Kintaro ne savait pour le moment pas quoi ajouter. Il n'y avait plus qu'à attendre la réaction du Proviseur. Kintaro pensait qu'il voudrait sûrement parler de ses antécédents. Il ne savait pas s'il était prêt. Mais il ferait de son mieux pour en discuter.

Spoiler:

Le programme de réinsertion sociale avait été une réussite dans la vie de Kintaro. Une réussite qu’il avait particulièrement appréciée, au vu des évènements qu’il avait alors enduré. Du moins, tentait-il de voir la chose ainsi. Des gens qui essayaient de lui redonner une vie qu’il n’avait plus depuis longtemps. C’était même leur travail, leur vie, à ces gens généreux. Aider autrui. Au début, Kintaro avait saisi qu’il s’agissait d’une opportunité. Tous les anciens détenus ne voyaient pas forcément ça de la même manière, et certains trouvaient même qu’il s’agissait d’une prison après la prison, qu’on leur forçait la main. Le jeune homme, dans son désespoir et son abandon, avait compris l’utilité d’un tel dispositif. Les japonais ne sont pas tendres avec ceux qui ont commis une faute lourde, mais il aurait juré si on lui avait demandé que ceux-là n’étaient pas du genre à vous juger et vous mettre des bâtons dans les roues.

Le directeur lui faisait penser à cette catégorie de personnes qu’il avait alors rencontrée. Même s’ils ont des pensées, ils savent les mettre de côté pour avancer de concert avec ceux qu’ils ne supporteraient sûrement pas autrement. Et ça, Kintaro en éprouvait une immense gratitude. L’attitude professionnelle du directeur mettait le chevelu un peu plus en confiance. Après plusieurs mouvements de déglutition, il eut un geste qui trahirait une dernière fois, et une dernière fois seulement son malaise.

Du moins, l’espérait-il.

Avec autant de panache qu’un tractopelle, Kintaro ajusta son bandana pour qu’il soit bien droit. Il sembla hésiter à remettre un peu d’ordre dans ses cheveux, mais il eut finalement l’air de penser qu’il s’agissait d’un combat perdu d’avance. Enfin seulement, il s’assit, et joignit ses mains, pour éviter qu’elles ne se baladent et continuent de montrer sa grande nervosité. Intérieurement, Kintaro n’en menait pas large. Tiraillé entre l’envie de bien faire, la peur de n’être qu’un tueur aux yeux de tous, la volonté de travailler et l’éventualité de rater cette dernière opportunité, il avait encore un peu de mal à dégluir et à assimiler les paroles de l’homme qui se perchait de toute sa hauteur devant lui. IL eut été dommage de penser que Kintaro n’avait pas beaucoup de jugeote et estimait le Directeur comme une quasi-divinité. Une fois de plus, ça n’était pour lui que la dernière carte pouvant le sauver d’une virée en enfer. Mais il aurait tout le temps de l’admirer si ce dernier devenait son sauveur. Bon gré, mal gré.

Lorsqu’il termina son temps de parole, Kintaro inspira un grand coup, pour reprendre de l’aplomb. Sa voix se fit moins hésitante, et gagna un ton grave et un peu plus sérieux qui contrastait avec l’homme apeuré qui avait alors pénétré dans le bureau quelques instants auparavant.

« J’espère ne pas faire mal mon travail, Shiori-Sama. Ce n’est pas parce qu’on m’offre la réinsertion que je dois en abuser. Je… m’avance peut-être un peu si je dis que je vois ça comme… comme n’importe qui l’aborderait. Comme vous l’avez dit, mon passé… hm, m’appartient. Et honnêtement… je préfère le laisser là où il est. Je vous remercie vraiment de me permettre d’être discret sur le sujet. Même si… j’imagine bien que ça ne doit pas être une décision facile pour vous. Un tu… enfin, ce n’est pas le moment d’en parler, vous l’avez dit, vous l’avez dit. »

Un bon départ. Parler lui faisait du bien. Même si ce n’était pas le moment d’être écouté, cela lui permettait de reprendre pied. Même si le directeur avait l’air agacé pour une raison que Kintaro n’arrivait pas à apprécier. L’idée que son physique était négligé ne lui effleurait pas l’esprit le moins du monde. Aussi attribuait-il ça à son statut d’ancien détenu.

« Est-ce que Saito-San aura à me suivre régulièrement ? »

C’était de la curiosité pure et dure, et ce ne fut qu’après avoir prononcé ces mots que Kintaro s’inquiéta de l’interprétation que le directeur aurait pu en faire. Mais c’était dit.

« Non, je n’ai aucune expérience en tant que concierge, force m’est de l’avouer, Monsieur… Je ne suis pas même sûr d’avoir bien compris toutes les tâches que le poste demande. Je veux dire, quels sont mes rôles. Selon moi, il s’agit de procéder à l’ouverture et la fermeture des bâtiments de l’Académie principalement, pouvoir être disponible en cas de pépin avec la répartition des clés d’une salle par exemple, savoir réagir en cas de soucis matériel comme un petit soucis d’électricité… ou un accident comme un tuyau qui aurait sauté et mettrait de l’eau partout ? Veiller ici et là au bon entretien de choses comme les lampes, non ? Je ne sais pas ce qu’on attend de moi à ce poste. Je… je vous prie de m’excuser. Tout a été fait si rapidement… »

Au moins, les choses étaient claires. Kintaro préférait jouer franc-jeu. C’était dans l’intérêt de tous.

Le Concierge et le Directeur se sont entretenus pendant une heure. A la fin, le Directeur était convaincu que le concierge devait faire des efforts vestimentaires et de présentation, mais qu'il pourrait lui accorder un semblant de confiance. Il lui fit parvenir le double de la plupart des pièces de l'académie, de l'université et des dortoirs. En dehors des chambres des étudiants.